C'est l'histoire d'un agent du FBI et d'un voleur qui essaient d'arrêter la plus grande des voleuses. C'est l'histoire de Dwayne Johnson, Ryan Reynolds et Gal Gadot réunis pour cachetonner, rigoler et se bagarrer, sans jamais être décoiffés. C'est l'histoire d'un carton en puissance, qui va certainement rejoindre Tyler Rake, The Old Guard et compagnie au rang des records sur Netflix, avec une suite inévitable, a priori.
C'est Red Notice, une comédie d'action écrite et réalisé par Rawson Marshall Thurber (Skyscraper, Dodgeball). Si on était méchants, on dirait que c'est le parfait film algorithme Netflix, pensé pour amadouer tout le monde et cocher toutes les cases, avec une façade sympathique qui camoufle un grand cynisme du meilleur business hollywoodien.
1. L'ÉQUATION-BUSINESS PARFAITE
Red Notice est avant tout une affaire de business, et personne ne l'a jamais caché. C'est même ainsi que le projet est apparu sur les radars. En février 2018, le film est annoncé dans une pluie de pognon, entre l'annonce d'un très gros salaire pour Dwayne Johnson (20 millions) et une mise aux enchères sur la place hollywoodienne. Legendary, New Line, Sony, Warner, Paramount ou encore Universal se battent pour mettre la main dessus, dans une guerre décrite comme l'une des plus féroces depuis des années. Personne ne parle d'un scénario, d'un personnage ou d'une ambition. Red Notice est une opération financière, discutée en public comme une OPA, sur la base d'un pitch et d'un nom bankable.
Dans le package Red Notice, il y a toujours eu la famille du business Dwayne Johnson : sa boîte de production Seven Bucks Productions (co-fondée avec Dany Garcia, et derrière Alerte à Malibu, Jumanji, Rampage, Skyscraper, Fast & Furious : Hobbs and Shaw...), et son collaborateur et producteur Beau Flynn, qui l'accompagne depuis des années. Dernière pierre à l'édifice : le réalisateur et scénariste Rawson Marshall Thurber, devenu membre de la fratrie après avoir dirigé le Rock dans la comédie d'action Agents presque secrets et la comédie involontaire Skyscraper.
Tout le monde se rince dans l'affaire. En plus d'un salaire estimé à 10 millions, Rawson Marshall Thurber en profite pour lancer sa propre boîte de production, Bad Version Inc., avec Red Notice en première ligne sur le CV. Gal Gadot et Ryan Reynolds empochent eux aussi 20 millions de dollars, comme Dwayne Johnson. Bilan de l'opération : un budget d'au moins 160 millions, soit l'équivalent de Wonder Woman... mais avec plus d'un tiers dans les poches du trio-star. Le fameux ruissellement.
Ultime et hilarant symptôme que Red Notice a été pensé à l'envers en matière de cinéma : Universal Pictures (déjà derrière Skyscraper) et Legendary avaient remporté les enchères en février 2019, et annoncé une date de sortie en grande pompe, mais ont visiblement changé d'avis en découvrant le scénario final, un an plus tard. Dans une tambouille parfaitement absurde d'un point de vue extérieur, Netflix est alors entré dans la danse, pour récupérer le film, et donner carte blanche à tout le monde. Une affaire réglée à toute vitesse, pour profiter de l'alignement des agendas des trois acteurs, sûrement aussi rare qu'une éclipse lunaire.
2. LE TRIO PARFAIT
Mais est-ce que ça valait le coup de dépenser autant pour s'assurer la participation de trois têtes d'affiche ? Car leur présence n'est pas uniquement le moteur de l'entreprise : c'est aussi le seul argument de vente, et par conséquent l'unique porte d'entrée d'un public qui ne sait en général rien du projet, si ce n'est qu'il est mené par le trio. D'ailleurs, la promotion s'est évertuée à montrer au maximum leurs ganaches, au détriment du reste, mystérieux (et donc anecdotique) pour le public cible. La bande-annonce est dédiée à leur gloire et l'affiche officielle est juste une photo de classe sur fond uni.
Réponse : probablement. Gadot, Johnson et Reynolds incarnent l'essence même du "bankable" selon le Hollywood moderne, c'est-à-dire qu'ils jouissent d'une popularité gigantesque, extrêmement artificielle, absolument contemporaine, au cinéma et sur les réseaux sociaux.
Au cinéma, ils sont tous les trois passés par des franchises monumentales et ont forgé leur image par l'intermédiaire du blockbuster bourrin, super-héroïque dans 2 cas sur 3 (et bientôt dans 3 cas sur 3). Aux vues des chiffres, leur recrutement est logique : Wonder Woman premier du nom a engrangé 822,8 millions de dollars, les Fast & Furious avec The Rock ont cartonné jusqu'à dépasser largement le cap symbolique du milliard. Quant à Reynolds, il a utilisé le succès démentiel de Deadpool (782 millions avec un classement R) pour calquer sa personnalité publique sur celle de l'anti-héros, si bien que le petit succès critique et financier de Free Guy en pleine pandémie lui doit beaucoup.
Toutefois, la valeur ajoutée de leur association tient surtout à une autre particularité : ce sont des monstres de media-training, des licences ambulantes qui maîtrisent à la perfection les nouveaux outils de promotion. Ils savent manipuler les relais internet suspendus à leurs lèvres (dont nous faisons partie), travailler leur image au point d'en faire un outil de vente. Dans un rapport de Variety publié en 2018, on apprenait que le contrat de Dwayne Johnson comprend une close lui assurant une prime supplémentaire pour la promotion du film sur ses réseaux personnels, à hauteur de 1 million de dollars.
En somme, il n'y a même plus besoin de trouver une franchise à épuiser lorsque le casting est une marque à lui tout seul. À Hollywood, comme sur Netflix, quand on possède une marque identifiée du très grand public, c'est déjà gagné.
Et le trio correspond parfaitement à cette définition. Perpétuellement dans l'auto-dérision et la référence (deux des grandes lubies du divertissement populaire contemporain), maniant - surtout dans le cas de Reynolds - habilement un sens de la provocation inoffensif à l'américaine, aussi lisses et conciliants que leurs figurines pop, ils touchent particulièrement la cible numéro 1 de l'industrie : la famille, et plus encore. Leurs forces de frappe respectives (nul doute que Gal Gadot va rameuter un public féminin) vont être démultipliées une fois combinées. Et de toute façon, dites-vous bien que l'opération a été longuement calculée par les financiers de la plateforme.
3. LA MACHINE DE GUERRE PARFAITE
Les éléments cités ci-dessus peuvent surprendre et amener à quelques contresens. Pourquoi donc reprendre à coups de dizaines de millions de dollars un projet que des studios pas forcément très regardants quand il s’agit de produire du blockbuster au kilomètre ont préféré abandonner ? Pourquoi s’évertuer à ne surprendre rien ? Pourquoi ne pas proposer à trois des comédiens les plus bankables des rôles à même de surprendre ?
Parce que ce projet est intrinsèquement lié aux méthodes promotionnelles de Netflix, et que l’air de rien, celles-ci sont tranquillement en train de bouleverser tout ce que les pontes du marketing hollywoodien tenaient pour acquis. Dans le système traditionnel dont la salle de cinéma demeurait le centre de gravité, la promotion et son agenda étaient - et sont encore pour nombre de production – le nerf de la guerre.
Premières images, affiches, teasers, bandes-annonces, premières opinions savamment distillées sur les réseaux et orgie de tapis rouges... chacun de ces éléments est pensé, s’imbrique avec ce qui le précède et lui succède, afin de faire connaître une œuvre et si possible d’attiser désir, attente, autour de sa sortie. Ces ingrédients dépendent tous d’une donnée essentielle, dont le contrôle échappe en partie aux producteurs, comme aux distributeurs : la courroie de transmission.
Avoir du matériel promotionnel à installer dans l’entonnoir destiné aux œsophages des spectateurs est une chose, mais encore faut-il avoir les moyens de payer pour y avoir accès.
Or Netflix, de par son système de recommandation, désormais célèbre pour sa cosmique efficacité, possède une force de frappe inédite. Tout d’abord, le N rouge est capable de cibler les usagers dont elle estime qu’ils pourraient s’intéresser à un produit en fonction de leur historique de visionnage. Une technique qui a spectaculairement fait ses preuves, démontrant des capacités d’engagement et de contamination inédites (coucou Squid Game).
La série coréenne fut logiquement proposée à tous ceux goûtant les divertissements venus d'Asie, à fortiori de Corée, mais aussi les nombreux visionneurs ayant goûté Alice in Borderland, qui servit de tremplin, ou de répétition pour maximiser la sortie du phénomène qui occupe public et médias depuis des semaines. Il ne fait nul doute que tous les innocents qui ont un jour maté un blockbuster avec The Rock, du Deadpool ou une blagounette de Ryan Reynolds, ainsi que Wonder Woman (ou un film d'action, une comédie), se verront suggérer le visionnage en priorité.
Ajoutons à cela le fait que le visionnage, en raison de l’abonnement et contrairement à la salle de cinéma, peut apparaître comme décorrélé d’un acte de paiement, et toute production s’inscrivant possiblement dans un cycle de mode, de visionnage, peut provoquer un emballement durable.
Et comment cocher plus de cases de recommandations qu’en alignant trois des interprètes les plus célèbres (et appréciés, le box-office faisant en la matière, office de juge de paix), de l’action, de la comédie, et une ambition de grand spectacle ? Pas grand-chose.
Et c’est probablement ce qui explique une promotion que d’aucuns jugeraient fade, ou très convenue après avoir découvert affiches et bandes-annonces, mais ce serait se tromper sur leur finalité. Plus que d’enclencher l’adhésion, elles visent à faire connaître le produit, à s’assurer qu’il n’engendre pas d’hostilité. Soit, dans tous les domaines cités plus haut, jusqu’à celui du marketing, atteindre perpétuellement le plus fédérateur - le plus petit dénominateur commun - en visant une forme de perfection rationnelle, algorithmique.
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