"Et maintenant, souffrez un peu ma folie. Je veux raconter, car je m'y suis engagé, comment cela se produit en moi. Ce n'est certes pas convenable, mais je ne sais vraiment me dévoiler que pour être utile et, si vous en tirez quelque profit, mon audace sera pardonnée ; si ce n'est pas le cas, je la confesserai. Je l'avoue, le Verbe est venu en moi - je parle comme un insensé - , et à plusieurs reprises. S'il est entré souvent en moi, je ne l'ai pas toujours senti entrer. J'ai senti qu'il était là, je me souviens de sa présence ; j'ai pu parfois pressentir sa venue, mais je n'ai jamais eu le sentiment précis de son entrée, ni de son départ. D'où est-il venu en mon âme, où est-il reparti en la quittant, par où a-t-il pénétré et est-il sorti, encore aujourd'hui je l'avoue que je l'ignore, selon cette parole : Tu ne sais ni d'où il vient ni ou il va (Jean 3,8). Cela n'est toutefois pas surprenant, puisqu'il est lui-même celui à qui a été dit : Et tes traces ne seront pas reconnues (Psaume 76, 20). Il n'est certainement pas entré par les yeux, car il n'a pas de couleur, ni par les oreilles, car il ne fait pas de bruit, ni par les narines, car il ne se mêle pas à l'air, mais à l'âme, n'affecte pas l'air, mais le produit ; il n'est pas venu non plus par le gosier, car il ne peut être avalé ou absorbé, et je ne l'ai pas découvert par le toucher, car il est impalpable. Par où est-il donc entrée ? Il ne fait pas partie, en effet, des éléments de l'extérieur. D'autre part, il n'est pas venu de l'intérieur de moi, puisqu'il est bon et qu'en moi, je le sais, il n'est rien de bon. Je suis monté au sommet de mon être, mais le Verbe règne plus haut encore. Je suis aussi descendu au plus profond de moi, en explorateur curieux, et l'ai trouvé encore plus bas. Lorsque j'ai regardé au-dehors, je l'ai découvert hors de tout ce qui m'est extérieur ; lorsque j'ai regardé au-dedans, il était encore plus à l'intérieur.
" Extrait de " Le livre des Sagesses ", Ed. Bayard, 2002, p. 1202 Sermons sur le Cantique des cantiques, 74, 5-7, traduction Ludovic Viallet, d'apèrs le texte latin de J. Leclercq, C. H. Talbot, H. M. Rochais [ed.], Sancti Bernardi Opera, vol. II, Rome, Editiones cisterciennes, 1958, p. 242-244.