Secte ou religion ? Hérésie ou "vraie foi" ? Comment obtient-on (ou pas) un label religieux honorable ? Comment devient-on "religieusement correct" ? Qui en décide ? Quel est le poids des pouvoirs politiques dans ce choix ? Quatre émissions, six historiens et un documentaire pour éclairer ces questions.
Schisme, hérésie, secte : comment qualifier la dissidence religieuse ?
Aujourd'hui, on emploie le mot « sectes » plutôt que celui d’« hérésies » : ces dernières semblent reléguées aux temps lointains quand les « sectes » seraient contemporaines. Jean-Pierre Chantin montre à quel point une telle grille de lecture est pourtant erronée.
Emmanuel Laurentin s'entretient avec Jean-Pierre Chantin, chargé de mission en histoire religieuse contemporaine à l'Institut Supérieur d’étude des religions et de la laïcité.
Les termes secte, hérésie ou dissidence religieuse ont des sens fluctuants selon qu’on les utilise dans le monde antique, au XIIe siècle ou au XIXe siècle. Est-ce un problème pour l'historien ?
Jean-Pierre Chantin : En effet, le problème de l’historien c’est que les sources dont il dispose sont pour la plupart celles des pouvoirs qui ont combattu ces dissidences : les donatiens ou les cathares par exemple ne se nommaient pas ainsi, c’est le pouvoir qui leur donne un nom et qui en les jugeant, les accusent. Hérésie, comme secte, comportent un jugement de valeur négatif, c’est pour cela que ces termes embarrassent les historiens. Dissidence est plus neutre. Mais pour ma part, je préfère le terme de marges.
Recourir à l’étymologie peut-il nous éclairer ?
Jean-Pierre Chantin : Pas forcément car il est souvent trompeur. Hérésie en grec signifie simplement le choix. C’est Louis Joseph qui le premier emploie le mot secte à propos des Esséniens, des Pharisiens et des Sadducéens mais en fait ce sont des choix à l’intérieur du judaïsme : il n’y a pas d’idée de rupture, tous se reconnaissent comme juifs. On retrouve la même chose dans l’islam d’ailleurs, avec des groupes qui s’opposent au sein même de l’islam. Ce n'est que dans l’église chrétienne, quand le christianisme va s’organiser contre la pluralité des lectures au IIe siècle que le terme va prendre un caractère péjoratif avec des hérésiologues comme Irénée de Lyon ou Justin de Naplouse qui définissent l’hérésie comme étant "l’erreur" puisqu’il y a une chaîne qui ne remonte pas aux apôtres et à Jésus. Et au IIIe siècle, Lactance va jusqu’à inventer une fausse étymologie pour affirmer que la secte, c’est ce qui coupe et la religion ce qui relie. Or le mot religion ne vient pas du verbe relier mais d’un verbe qui signifie le respect scrupuleux de rites !
Au XXe siècle, comment des faits divers liés à des mouvements millénaristes apocalyptiques ont-ils réactivé la nécessité de distinguer entre le « bon » religieux et le « pseudo » religieux ?
Jean-Pierre Chantin : En effet, suite aux épisodes tragiques de Waco aux Etats-Unis (1993), de l’Ordre du Temple Solaire en France (1994) ou de la secte Aum au Japon (1995), les sociétés occidentales que l’on croyait sécularisées vont revivifier une ancienne ligne de clivage entre religions « respectables » - protestantisme, catholicisme, judaïsme (on ne parle pas encore d’islam à l’époque) - face à des groupes qui ne seraient pas dans une proposition exclusivement religieuse, qui seraient pseudo-religieux. On voit alors nos sociétés redécouvrir l’honorabilité des religions ! En 1995, le rapport parlementaire français évoque notamment les religions « reconnues » - ce qui peut paraître curieux dans un régime de laïcité - par opposition à des religions qui seraient « fautives », voire porteuses de dangers pour la société.
Henri VIII, roi hérétique ?
Tout le monde connaît les portraits peints par Holbein d'Henri VIII, colosse à la barbe rousse, richement vêtu de soierie et de bijoux. Sa rupture avec le catholicisme en 1534 a orienté le destin religieux de la Grande-Bretagne. Mais cela suffit-il à faire de lui un "hérétique" ?
Emmanuel Laurentin et Anaïs Kien s'entretiennent avec Bernard Cottret, professeur émérite de civilisation des îles britanniques et de l'Amérique coloniale à l'Université de Versailles-Saint-Quentin et Alain Tallon, professeur d’histoire moderne à la faculté des lettres Sorbonne Université, spécialiste d'histoire des religions.
La source du schisme anglican serait donc à chercher dans une histoire d’amour et de divorce ?
Bernard Cottret : Cette explication d’un « roi amoureux » est donnée par les catholiques pour expliquer le fait qu'un roi si pieux au début de son règne ait pu prendre ses distances avec Rome. Popularisée par Bossuet puis par Voltaire, elle est un peu la relecture par le XVIe siècle du motif du nez de Cléopâtre. La réalité est pourtant un peu différente : si l'amour joue certainement un rôle dans cette affaire, les motivations d’Henri VIII sont surtout d’ordre diplomatique. Il y a un mouvement culturel qui se produit à partir des années 1530, dans une Angleterre qui était solidement arrimée au Saint-Siège et qui d’un seul coup va prendre ses distances. Il n’y a pas beaucoup d’hérésie dans cette affaire-là, mais plutôt une sorte de Brexit avant l’heure !
Si les rois de France ont l’habitude de rompre avec la papauté – comme ils l’ont fait à plusieurs reprises de la fin du Moyen Age jusqu’en 1512 avec la rupture avec le pape Jules II - et si les Français sont beaucoup plus révoltés par le Saint-Siège que les Anglais, c’est pourtant en Angleterre que la rupture va être la plus radicale...
Alain Tallon : En effet, l’exemple anglais est passionnant parce qu’il concentre toutes les contradictions de ce que l’on a pu appeler la « crise religieuse » du XVIe siècle. Mais la rupture n'est pas forcément celle que l'on croit. Henri VIII était un intellectuel. Comme François 1er et Charles Quint, il appartient à cette génération de souverains qui ont lu Erasme, qui sont persuadés qu’il faut une réforme de l’église sur le modèle humaniste. Contrairement à ce que l'on présente souvent, il n’y a pas de rupture entre le Henri VIII des années 1520 et le Henri VIII qui se fait chef de son église. Bon nombre des mesures de la réforme henricienne sont inspirées d’Erasme : une Bible traduite en anglais par exemple n’a rien de « protestant » dans le sens luthérien du terme, c’est une revendication humaniste qui date d'avant la Réforme. La rupture aurait pu se produire en France où les cercles intellectuels dans l'entourage de Marguerite de Navarre, sœur de François 1er, réclament une réforme humaniste du catholicisme.
Références des textes lus par Daniel Kenigsberg
- Henri VIII, lettre d'amour à Anne Boleyn (autour de 1520)
- Bossuet, Histoire des variations des Églises protestantes, 1688
- Voltaire, Essai sur les mœurs, 1756
- Henri IV, Réponse à l'instance & proposition que plusieurs font, que pour avoir une paix générale & bien établie en France, il faut que le roi change de religion et se range à celle de l'Église romaine, 1591
Les religions de l'Antiquité connaissent-elles la déviance ?
Les Pères de l’Église eurent toutes les peines du monde à débarrasser
les premières communautés chrétiennes des différentes sectes qui
s'étaient développées en leur sein. Mais avant la fixation du dogme,
comment l'Antiquité a-t-elle importée dans la religion la notion
philosophique de "dissidence" ?
Emmanuel Laurentin s'entretient avec Izabela Jurasz, philosophe, chercheuse associée au Centre Léon Robin (Université Paris Sorbonne), Hélène Ménard, maîtresse de conférences en Histoire romaine à l'Université Paul-Valéry Montpellier et Claire Sotinel, professeure d'histoire ancienne à l’Université Paris Est-Créteil.
L'hérétique a-t-il toujours été l'homme à abattre ?
Izabela Jurasz : Pas du tout ! Pour les Grecs, il n’y a aucune portée négative à l’hérésie. C’est un choix positif : celui de mettre sa vision du monde en accord avec sa pratique. Platon dit que l’hérétique c’est celui qui opère un choix politique, vital, existentiel, le choix d’une opinion philosophique, d’une école qui va déterminer toute votre existence, votre attitude, jusqu’à votre alimentation ou votre façon de vous habiller.
Hélène Ménard : La notion d’hérésie n’existe pas dans la religion romaine : celle-ci est avant tout une orthopraxie, c’est-à-dire un ensemble de "bonnes pratiques" qui passe par le respect scrupuleux d’un culte et de ses rites. A partir du moment où ces rites sont respectés, les Romains se montrent assez tolérants et accueillent volontiers d’autres religions.
Claire Sotinel : La religion pour les Romains est une question de règles de pratique, et de règles pour les relations entre un type de pratique religieuse et la cité. Ce qui est important c’est ce que font les dévots de Dionysos, pas ce qu’ils pensent de la vie, la mort. Et si le mot hérésie existe en grec, ce qu’il désigne relève de la vie des idées : il désigne l’existence même de la diversité de choix dans le domaine philosophique.
Comment passe-t-on de la notion de choix à celle de dissidence ?
Izabela Jurasz : La première occurrence du mot grec hérésie dans le vocabulaire chrétien se trouve dans la Première épître aux Corinthiens et c’est Paul de Tarse qui reproche aux Corinthiens d’être une communauté divisée, comportant des éléments « schismatiques ». C’est le moment charnière où l’on passe de l’utilisation philosophique du mot à une interprétation qui applique le terme à un groupe religieux. Ce sont ensuite des auteurs comme Justin de Naplouse et Irénée de Lyon qui vont construire cette notion d’hérésie, à partir du mot grec mais en le chargeant d’un autre sens.
Claire Sotinel : Si les premiers groupes chrétiens du monde méditerranéen communiquent entre eux par lettres, chacun a pourtant une vie autonome : aucune autorité ne vient réguler ni fixer leur pratique. Alors dès ces premiers textes, on voit cette mise en garde qui dit « Faites attention à ceux qui se disent chrétiens mais qui dispensent un faux enseignement ! » Il n’y a pas d’abord l’hérésie et ensuite on décide de ceux qui le sont : la construction de cette catégorie prend plutôt la forme d’une réflexion constante sur ce que c’est que d’être vraiment chrétien. Et au travers de celle-ci, on construit progressivement des outils, des catégories comme celles du schismatique et de l’hérétique. Le schismatique c’est celui dont il faut se séparer parce qu’il refuse l’autorité. Et l’hérétique celui dont il faut se séparer de l’hérétique parce qu’il se trompe, et en se trompant, il fait l’œuvre du diable et non pas l’œuvre de Dieu.
1545 : le massacre des Vaudois du Luberon
Avril 1545, quinze ans avant les guerres de religion, les “Vaudois”,
considérés comme hérétiques, sont victimes de massacres dans une
quinzaine de villages du Luberon. C'est l'histoire que raconte ce
documentaire d'Olivier Chaumelle et Anne Fleury...
Ces Vaudois-là ne doivent rien à la Suisse, sinon le Rhône. Ils tirent leur nom de celui qui a été leur initiateur, Valdo ou Vaudès, riche marchand lyonnais qui décida vers 1170 de se défaire de ses biens, et de prêcher la pauvreté et une lecture littérale des textes. Aussi les Vaudois sont-ils également appelés les Pauvres de Lyon. Rome les excommunia dès 1184, et les déclara hérétiques en 1215. Mais sans les persécuter plus que ça. Bien que clandestin, le mouvement s’est répandu rapidement dans une grande partie de l’Europe, du sud de l’Italie à la Baltique. Les Vaudois se sont installés dans le Luberon à partir de la deuxième moitié du XVe siècle, sur des terres dont personne ne voulait. Là aussi, on les laissait relativement en paix. Et puis François Ier, à la suite d’une broutille, prit le fameux arrêt de Mérindol, qui visait à arrêter, juger puis brûler, vifs et en public, dix-neuf habitants de Mérindol. L’arrêt fut pris le 18 novembre 1540, mais ne fut “exécuté” qu’en avril 1545. Les troupes du sinistre Jean Meynier, baron d’Oppède, en ont d’ailleurs largement extrapolé les termes, et ont littéralement réglé leur compte aux Vaudois du Luberon, avec une barbarie inouïe...
Avec les témoignages de Jean-Jacques Dias, historien, Claude Aurouze, Elodie Burgé, guide-conférencière, Gabriel Audisio, historien et paléographe, professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille et Michel Walter, président de l’Association d’Etudes Vaudoises et Historiques du Luberon.
Textes lus par Hélène Lausseur
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