La postérité philosophique de Dostoïevski repose sur un malentendu. Ses romans ont été lus, de Nietzsche à Levinas en passant par Berdiaev ou Camus, comme de vastes débats d’idées sur le mal, la rationalité, autrui, la liberté, Dieu — ses personnages extrêmes et ses intrigues policières échevelées servant surtout d’alibi. Quelques-uns, comme le théoricien de la littérature Mikhaïl Bakhtine, ont critiqué cette approche. Mais ils n’en ont pas tiré les conséquences. Aussi, à rebours de l’idée suivant laquelle, chez Dostoïevski, plus les idées abondent et plus la vie concrète des personnages s’efface, faut-il revenir au texte russe et saisir la révolution que l’écrivain fait subir à la notion de corps ? Si l’apparence physique des personnages n’est pas précisément décrite ; si Raskolnikov est une caricature de beau ténébreux et Mychkine une image d’Épinal du mystique souffreteux ; si l’on ne sait pas à quoi ressemble Ivan Karamazov, le corps est-il absent ? Non, il est au contraire exploré par Dostoïevski, mais sur un mode que nous appelons inobjectif : ni objectif, ni subjectif, mais inapparent et omniprésent. À travers la maladie, la violence, la parole, fils directeurs de ses romans, vecteurs privilégiés de la corporéité, il s’agit, avec les outils de la phénoménologie, de redéfinir le phénomène humain comme articulation du corps et du sens. La voie du corps inobjectif induit une conception originale du rapport à autrui, de l’imagination, de la perception spatio-temporelle. Elle permet également de jeter un regard neuf sur les romans de Dostoïevski. En quoi consistent le crime et le châtiment de Raskolnikov ? Pourquoi la mission christique de l’Idiot échoue-t-elle ? Pourquoi les nihilistes des Démons s’emparent-ils si facilement de toute la société ? Qu’est-ce que la « vie vivante » promue dans L’Adolescent ? Comment définir la culpabilité des frères Karamazov ? Avec cette lecture inédite, on comprend que le romancier demeure plus que jamais notre contemporain.
Michel Eltchaninoff est agrégé et docteur en philosophie. Il est notamment l’auteur de Dostoïevski. Roman et philosophie, PUF, 1998.
Dostoïevski (3/4) : Un corps omniprésent
La Compagnie des auteurs Par Matthieu Garrigou-Lagrange et Laurence Millet. Émission diffusée sur France Culture le 06.09.2017.
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Intervenants : - Michel Eltchaninoff Eltchaninoff, agrégé et docteur en philosophie, spécialiste de philosophie russe, est l'auteur de Dostoïevski, le roman du corps (éditions Jérôme Millon, 2013) et de Dostoïevski, roman et philosophie (PUF, 1998, réédité en 2015). Il a aussi écrit Les nouveaux dissidents (Stock, 2016), Dans la tête de Vladimir Poutine (Solin/Actes Sud, 2015), et plus récemment, Dans la tête de Marine Le Pen (Solin/Actes Sud, 2017). - Michel Crépu : écrivain, essayiste, rédacteur en chef de la NRF. ------------------------------------------------------------------------------
Ivan Karamazov est l’un des personnages les plus célèbres de la
littérature mondiale, et pourtant personne ne sait à quoi il ressemble.
Pas de portraits, pas de corps objectifs, mais une plongée très
évocatrice dans la Russie de l'époque.
Qu'est-ce que cela révèle du monde vu par Dostoïevski ?
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