L'hymne à la vie de Pasternak
"Le Docteur Jivago", deux magnifiques textes autobiographiques et de nombreux documents : "Quarto" rend hommage à l'une des plus grandes oeuvres du XXe siècle.
"On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort", disait Vauvenargues. L'auteur du Docteur Jivago rejoint le moraliste français ; son oeuvre, écrite en un âge et un pays ravagés par la fièvre d'utopie et où triomphait la mort, est un hymne à la vie. Jivago veut dire"le vivant", et si jugement il y a, c'est celui de la vie. Une des plus grandes oeuvres du XX e siècle, une de celles qui témoignent irrémédiablement de cet âge violent, est donc une oeuvre qui se veut an-historique, refusant l'histoire légitime au profit de la vie illégitime. Le frappant est que cette antihistoricité a produit un des jugements les plus précis et les plus sûrs sur le chemin historique qui a mené au déchaînement de l'inhumain.
Toute la poésie de Boris Pasternak (1890-1960) conduit à la prose, et à ce roman total qu'est Le Docteur Jivago. Car la poésie, c'est non le lyrisme personnel, mais le réel impersonnel prenant la parole, "une somme des objets du monde" dans chaque instant. Jivago est un génie qui passe inaperçu. L'oblation de soi est la marque du génie. Jusqu'à se vendre soi-même à l'encan comme fait Ygrec Trois, le"héros" d'un récit enchâssé dans Récit (1929). Le roman nous fait comprendre le "dévoiement" du réel dans la période qui précède la révolution : les hommes se détournent du réel et deviennent des porte-idées.
Mais la vie les secoue comme un kaléidoscope, ainsi fait-elle avec les deux lignes du roman, celle de Youri, le poète médecin (oculiste, le visuel lui appartient), et celle de Lara, la femme blessée par le "marchandage" de la vie dans une société qui exploite. Des échéances fatales approchent parce que les "hautes exigences morales" de l'intelligentsia russe la conduisent à une reddition aveugle aux idées, et à leur violence. L'enchevêtrement des destins d'ouvriers, d'intellectuels venus du peuple et de nobles russes qui appartiennent à la plus racée des fratries intellectuelles, appelée intelligentsia, s'entend tout d'abord dans un bourdonnement préparatoire ; puis déferle la vague et s'instaure la"page blanche" , une jeune République à la Platon, qui n'a plus besoin de l'art. Ni de l'homme individuel.
Le tableau social de la Russie que donne Pasternak montre la société entière se dévorant elle-même. Mais Jivago n'est pas dévoré, il s'estompe ; il s'efface, comme cet autre Hamlet de la littérature russe, le prince Mychkine, l'"Idiot", qui, lui, rentre en Suisse dans son asile. Il y a un abaissement volontaire, voisin de ce que les théologiens orthodoxes nomment kénose, tant dans le destin amoureux que dans le destin social de Jivago. Après Lara, après ce moment de sublime et impossible amour que représente le second séjour à Varykino (Denis de Rougemont lui a consacré tout un chapitre de L'Amour et l'Occident), le poète déchu aura encore deux filles d'une lingère moscovite, dans l'anonymat de la grande ville qui le sauve. Il meurt dans un tramway ; à ses obsèques, la vie, qui croise et décroise les fils, rassemble un instant Lara et ses amis, puis c'est la dispersion, l'"arrestation" de Lara, son envoi au goulag, évoqué en une ligne. Il ne restera qu'un cahier de vers, mais qui apportent à ses amis la transfiguration et le bonheur.
En adjoignant au roman deux magnifiques textes "autobiographiques" (Sauf-conduit de 1931, et Hommes et positions de 1955) et toute la documentation sur l'Affaire Pasternak, les responsables de ce "Quarto" suggèrent que ces textes forment un tout, que Jivago est aussi une part de Pasternak, que cette kénose du poète traverse toute sa vie comme toute son oeuvre. Oui, en un sens c'est tout Pasternak, vie et oeuvre, qu'il faut rassembler autour de Jivago, comme l'a fait Michel Aucouturier pour la"Pléiade". Une réunion opérée par le paradoxe pasternakien du bonheur "par-dessus les barrières" . Car si l'Histoire se fait tyrannie inouïe, si la réalité devenue illégitime s'enfouit comme la taupe pour se cacher, si "nous sommes les enfants des années terribles de la Russie" , comme dit un vers du poète Blok, omniprésent dans le roman, en revanche Pasternak, jusqu'à son lit de mort, aime la vie, comme l'aimait Tolstoï : car malgré son didactisme, et malgré la "puissance des ténèbres" , c'est pour lui le poète du bonheur. Pasternak, comme Stendhal, a été un "résistant par le bonheur" , mais plus que pour Stendhal, c'était pour lui un bonheur vécu, tous ceux qui l'ont approché le savent. Un bonheur qui était l'art dans le quotidien, l'oblation de soi, la jubilation enfantine...
Je me rappelle une de nos conversations, dans l'hiver 1959 qui précéda sa mort ; il évoquait 1937, l'année de la Grande Terreur, celle où disparut Boukharine, l'artisan de la surprenante élévation de Pasternak au rang de grand poète soviétique : "On ne pouvait se confier à personne, même pas à sa femme, moins encore à ses enfants. Je regardais le Kremlin, et je compris que les grands monologues de Shakespeare n'étaient pas des stratagèmes de théâtre, mais des réalités dictées par la terreur. Moi aussi je prononçais alors de longs monologues pour dire ma révolte intérieure..." Tels étaient à peu près ses propos ; ils rendent compte de ce que l'art était pour lui, une réalité plus forte que le réel.
On
reste stupéfait aujourd'hui en relisant le dossier de presse de 1958,
toutes les injures lancées, tout l'hallali médiatique de l'époque en
URSS. Jusqu'à la lettre où ses collègues de Novy Mir justifiaient le refus de son manuscrit "Votre
roman est un roman sur la vie et la mort de l'intelligentsia russe, son
cheminement vers la révolution et sa destruction, conséquence de cette
révolution" . C'était en somme bien vu.
Il fallait la naïveté du poète pour croire à la publication possible. Mais Pasternak avait toujours cru à la vie, au miraculeux, et son dernier amour, pour Olga Ivinskaïa qui deux fois paya leur liaison de séjours au camp, le confirmait dans cette foi au miracle. Un autre jour, il me dit que le poème"Août" , où il imagine ses propres funérailles, était inspiré directement par la première arrestation d'Olga, et qu'elle était plus que la dédicataire, mais celle qui réincarnait le destin humilié et noble de la femme tel qu'on le trouve chez Dostoïevski : "Adieu, jours de détresse et d'affliction/ Séparons-nous, toi qui jettes le gant/A tout l'abîme de l'humiliation,/Femme, de ton combat je suis le champ." La tyrannie nouvelle reprenait la forme ancienne du tourment d'une femme, mais de la plus désarmée des victimes venait la plus héroïque réponse.
La "vie bâtarde" jugeant l'histoire prétendue "légitime", la forêt du réel repeuplant les déserts de la violence, l'oblation de soi défiant les oukases de la révolution aveugle, tel était et tel reste le message de ce grand poète qui vit venir à lui le flot de la terreur, et, miraculeusement, non seulement survécut, mais domina l'élément.
L'art, s'il s'allie à la mémoire et à la pensée, a-t-il le pouvoir de restaurer ce qui a été abîmé et perdu ? Pasternak l'a espéré et mis en acte, au risque de sa propre vie : «De l'immense majorité d'entre nous, on exige une duplicité constante, érigée en système. On ne peut pas, sans nuire à sa santé, manifester jour après jour le contraire de ce qu'on ressent réellement, se faire crucifier pour ce qu'on n'aime pas, se réjouir de ce qui vous apporte le malheur».
Achevé d'imprimer : 07-02-2005
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