De “Illusions perdues” à “Eugénie Grandet”, le casse-tête des adaptations de Balzac
De l’adaptation de “La Cousine Bette” par Alice Guy en 1906 au film de Xavier Giannoli sorti en salles ce mercredi, nombreux sont les réalisateurs à avoir adapté l’œuvre de Balzac. La plupart, hélas, se sont cassés les dents sur son foisonnement et ses ambiguïtés.
Adapter un classique – et le cinéma français s’en est fait une spécialité depuis toujours – pousse à deux excès : la fidélité et la trahison. Plus que Stendhal et Zola (sans même parler de Proust et de sa Recherche…), Balzac, par son foisonnement et ses ambiguïtés, résiste aux deux. Si on l’humanise trop – comme Yves Angelo dans Le Colonel Chabert (1994), avec Gérard Depardieu, Fanny Ardant et Fabrice Luchini –, on le fuit. Si on le réduit à une suite de tableaux engoncés – comme, tout récemment, Marc Dugain dans Eugénie Grandet, on le perd.
C’est Alice Guy qui, la première, dès 1906, s’attaque à Balzac : une Marâtre de sept minutes d’après La Cousine Bette. Le roman le plus adapté reste, de loin, Eugénie Grandet : une demi-douzaine d’adaptations partout dans le monde et au moins autant de téléfilms français. Suit Le Colonel Chabert. Puis La Peau de chagrin…
Côté réalisateurs, c’est Jacques Rivette qui, de loin, s’est le plus imprégné du romancier. Dont l’ombre plane sur Paris nous appartient (1961), Le Pont du Nord (1981) et Secret défense (1998). L’Histoire des Treize est la base d’Out One – Noli me tangere (attention : douze heures trente dans sa version intégrale) : deux jeunes gens, un mendiant surnommé Colin Maillard (Jean-Pierre Léaud) et une voleuse inventive (Juliet Berto) y entreprennent, chacun de leur côté, un jeu de piste embrouillé qui aboutit à une conclusion effarante : des comploteurs quasi balzaciens sont parmi nous… D’une nouvelle, Le Chef-d’œuvre oublié, le même Rivette tourne un chef-d’œuvre : La Belle Noiseuse (1991), superbe réflexion sur l’art. En revanche, n’en déplaise à ses fans, sans doute trop attaché à retrouver dans ses images le style du romancier (« ces longues phrases coupées par des incidentes, cette façon de décrire presque en passant les choses importantes »), il rate sa variation sur La Duchesse de Langeais, intitulée Ne touchez pas la hache (2007, avec Guillaume Depardieu et Jeanne Balibar). Une version plus célèbre, avec Edwige Feuillère et Pierre Richard-Willm (Jacques de Baroncelli, 1942), est tout aussi ratée, victime de l’élégance de son dialoguiste – Jean Giraudoux. Et d’un dénouement mystico-grotesque…
Vautran, taillé sur-mesure pour le cinéma
Étrangement, ce sont deux cinéastes mineurs qui ont rendu justice au romancier, sans doute parce qu’ils ont pris pour (anti)-héros Vautrin, l’une des plus fascinantes figures de la littérature française. Dans Le Père Goriot (Robert Vernay, 1945), on voit l’ex-forçat, établi dans une pension de famille (Pierre Renoir), faire progresser Rastignac dans les salons parisiens. Il drague ouvertement – une audace, pour l’époque ! – ce jeune homme qui lui résiste tant bien que mal. Ce que ne fera pas Lucien de Rubempré (Georges Marchal) dans le Vautrin de Pierre Billon (1943) : il devient l’élu, l’idole, la marionnette du forçat, déguisé, cette fois, en ecclésiastique espagnol. Comme Pierre Renoir dans Le Père Goriot, Michel Simon fait de Vautrin un génie du Mal. Et un misogyne amoureux : « Tenez, vous êtes bien une femme. Vous ne voyez pas plus loin que votre lit », lance-t-il à sa rivale dans le cœur de Lucien. Avant d’ajouter : « Je l’aime autant que vous l’aimez. Peut-être mieux… »
L’intérêt de ces (petits) films naît du refus visible des deux réalisateurs à s’égarer dans de vaines digressions. Ils vont modestement à l’essentiel : illustrer Balzac, son art à peindre avec grandeur nos petitesses. À pourfendre les intrigues d’un monde hypocrite qu’on n’appelle pas encore « la société du spectacle », qui ne jure que par le droit et l’honnêteté, mais permet, quand il le faut, à un criminel de devenir chef de la police. « La France tremble sur ses bases, monsieur ! dit le procureur général à Vautrin à la fin du film de Pierre Billon. Et dans de telles circonstances, mieux vaut avoir à son service l’habileté d’un aventurier que la conscience d’un imbécile… »
Le règne du libéralisme effréné
C’est ce cynisme éclatant, cette brutalité dans l’insolence que l’on retrouve chez Xavier Giannoli, dont Illusions perdues est sorti le 20 octobre… Certes, son amour des femmes et l’aversion du sort que la société leur réserve le pousse à métamorphoser Mme de Bargeton, la provinciale exaltée et un peu sotte que décrit Balzac, en héroïne naïve et sentimentale (Cécile de France) : une silhouette qui, par sa sensibilité, sa vulnérabilité, évoque l’héroïne de Madame de…, de Max Ophuls, cinéaste qu’il admire particulièrement.
Pour le reste, avec un panache qui progresse plus le film avance, Giannoli peint des gangsters à l’œuvre. L’intrusion de la mafia dans le monde moderne. Il rend visible le basculement de civilisation que Balzac avait annoncé : le règne du libéralisme effréné. L’inexorable montée d’un univers aux valeurs dévoyées, où les corps se vendent comme les cœurs, où l’argent dans ce qu’il a de plus obscène devient le moyen, pour des financiers tout-puissants, de disposer de l’opinion selon leur bon plaisir – et leur intérêt.
Les feuilles de chou qui pullulent dans le film annoncent, évidemment, les réseaux sociaux d’aujourd’hui, avec leur cortège d’oukases, de fake news et de buzz… Encore novice, Lucien de Rubempré (Benjamin Voisin) ne sait pas encore comment tricher. Comment feindre. Comment dire du mal d’un livre aimé, qu’on lui a ordonné de détester. Il s’embrouille. Il cale… Un confrère plus aguerri, Lousteau (Vincent Lacoste), est là pour le lui expliquer : « C’est juste une façon d’esprit à prendre… Si le livre est émouvant, tu dis qu’il est larmoyant. S’il est léger, tu dis qu’il est frivole. S’il propose des idées, il manque de chair. S’il a un style classique, il est académique… Tu peux t’en prendre à la longueur, aussi. Tout est toujours trop long… »
Lucien apprend vite. Après un « papier » particulièrement malhonnête où il a découragé le talent et célébré la médiocrité, le directeur du journal (Louis-Do de Lencquesaing) l’intronise officiellement : « Au nom de la fausse rumeur, de la mauvaise foi et de l’annonce publicitaire, je te baptise journaliste ! » Tout en adressant à Lousteau, sa meilleure plume, le plus beau des compliments : « Toi ? Tu paierais pour te vendre… »
Là, on est vraiment chez Balzac.
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