“Musique dans les ténèbres” (1948)
Représentatif des débuts de Bergman, alors jeune réalisateur soumis au bon vouloir des producteurs, Musique dans les ténèbres est un film qu'il accepta à contrecœur et dont il trouvera seulement à dire, plus tard : « Tout ce dont je me souviens, c'est que je me disais sans cesse pendant le tournage : fais en sorte de ne pas être ennuyeux. C'était mon unique ambition. » Le résultat est bien plus intéressant que cela, malgré un scénario de roman-photo : après avoir perdu la vue, un jeune soldat devient pianiste et trouve l'amour… De la cécité, simple tire-larmes, Bergman se sert pour suggérer que le cinéma peut être, et il le prouvera, une affaire d'âme, d'invisibilité. Et la passion pour la musique, qui traversera toute son œuvre, résonne déjà ici avec authenticité. Un film qui a l'attrait d'une curiosité et la force d'une belle promesse.
“La Prison” (1949)
Pour le premier film dont le grand studio pour lequel il travaille, la Svensk Filmindustri, l'autorise à être réalisateur et aussi auteur, Bergman imagine un curieux scénario : dans un studio de cinéma, un jeune réalisateur reçoit la visite d'un ancien professeur qui le met au défit de réaliser un film sur l'enfer… Mais, loin des projecteurs, c'est « la vraie vie » (premier titre envisagé) qui se révèle infernale, avec l'histoire d'une jeune prostituée forcée d'abandonner son enfant. Plein d'idées et d'envies d'en découdre avec le bien et le mal, La Prison est un mélo bousculé par un formidable appétit de cinéma, qui s'exprime de façon éclectique, du pur réalisme à l'onirisme très inspiré. Un Bergman méconnu mais fondateur.
“Jeux d'été” (1951)
Une danseuse de ballet reçoit dans sa loge, par un mystérieux porteur, le journal intime de l'homme qui fut son premier amour. Elle se souvient de leur été ensemble… Si le parfum d'un cinéma sentimental vieillot plane sur Jeux d'été, la surprise y est constante. Les souvenirs solaires dans lesquels replonge l'héroïne se révèlent pleins d'ombres, le froid gagne les amoureux, la tragédie menace, la mort fait une apparition sous les traits d'une veille femme malade… Audacieuse confrontation du bonheur et du malheur, Jeux d'été est un film charnière qui annonce à la fois Monika (où l'on retrouvera le décor de l'archipel de Stockholm, la fusion avec la nature), Le Septième Sceau (l'interrogation sur la mort) et Les Fraises sauvages (la réminiscence comme principe de récit et la solitude dans la nostalgie). On comprend que Bergman, si dur envers lui-même, ait toujours chéri cette œuvre de jeunesse.
“Monika” (1953)
C'est le premier des films mythiques de Bergman, d'abord en raison de son curieux destin : considéré comme une œuvre mineure au parfum d'érotisme vulgaire, Monika devint le joyau des réalisateurs de la nouvelle vague. Truffaut le citera dans Les Quatre Cents Coups (1959) et Godard le décrètera : « film le plus original du plus original des cinéastes ». Tournage en extérieurs, dans l'archipel de Stockholm, moyens légers, scénario épuré (une jeune fille aime un garçon puis le quitte), tous les principes du cinéma moderne, arraché aux conventions, sont déjà à l'œuvre ici. Pour symboliser cette liberté nouvelle, il y a le fameux regard que Monika adresse à la caméra, à nous et d'abord à Bergman, amoureux de son actrice, Harriet Andersson. Un film en état de grâce.
“Sourires d'une nuit d'été” (1955)
Pour obtenir de la Svensk Filmindustri le droit de faire des films pas d'emblée calibrés pour le succès, Bergman dût longtemps tourner des comédies qui rapporteraient de l'argent au studio. Celle-ci est si belle qu'elle compte parmi les classiques du réalisateur. C'est une ronde amoureuse orchestrée avec brio : un avocat remarié à une jeune femme toujours vierge, deux ans après les noces, retrouve son ancienne maîtresse, actrice, et provoque la jalousie de l'amant de celle-ci, un militaire qui aime les duels… Inspiré par Le Songe d'une nuit d'été, de Shakespeare et par Marivaux, le film est superbement écrit : pleins d'esprit, les dialogues virevoltent tout en épinglant les jeux de rôles entre hommes et femmes. Au Festival de Cannes 1956, Sourires d'une nuit d'été reçut le Prix de l'humour poétique. Une manière de distinguer son mélange de légèreté et de raffinement.
“Le Septième Sceau” (1957)
L'image de la Mort, qui apparaît dès les premières minutes à un chevalier revenant des croisades, a suffi à faire entrer Le Septième Sceau dans l'histoire du cinéma. Mais tout le film est frappant, fresque déchaînée montrant une humanité prisonnière de la peur : peste noire, sorcière, ciel menaçant, l'enfer est sur terre mais la perspective de mourir reste insupportable quand même… A ces mortels effrayés, la Mort n'aura pas de mal à jouer des tours, avant de les entraîner dans une danse macabre restée gravée, elle aussi, dans la mémoire du septième art. La force du Septième Sceau, c'est d'être à la fois une sorte de récit biblique et une confession éminemment personnelle : ce sont ses propres démons que projette ici Bergman, qui ne craignait pas de se dire peureux. La place qu'il donne aux artistes dans cet apocalypse suggère d'ailleurs qu'eux seuls ont trouvé un moyen de survivre aux perspectives les plus sombres. Le film d'un cinéaste capable, tout en affirmant un talent visionnaire, d'ouvrir son âme.
“Les Fraises sauvages” (1957)
Deuxième chef-d'oeuvre d'une année exceptionnelle, Les Fraises sauvages est le film le plus primé de Bergman, souligne le très documenté site de la Fondation Bergman. La magie d'un retour en arrière dans notre propre vie est le fil conducteur de ce road movie où un vieux médecin, au cours d'un voyage en voiture, retrouve les lieux de sa jeunesse. Il y a là un langage universel des émotions, porté par un acteur unique : le cinéaste suédois Victor Sjöström, dont Bergman vénérait La Charrette fantôme (1921). Mais il y a aussi, dans Les Fraises sauvages, la complexité de notre rapport tourmenté au temps, chargé de nos erreurs et voué à nous faire disparaître : une dimension que la mise en scène rend très impressionnante, et qui vaudra au film d'être cité par des cinéastes aussi ambitieux que Cronenberg (Spider, 2002) et Desplechin (Esther Kahn, 2000). Une œuvre-somme.
“La Source” (1960)
Dans la campagne suédoise moyenâgeuse, en chemin vers la chapelle où elle va allumer des cierges, une jeune fille partage son repas avec deux bergers. Ils la violent, la tuent, et demandent asile, le soir venu, dans la maison qui est, ils l'ignorent, celle de ses parents. Une terrible violence retentit dans ce film qui inspira à Wes Craven son premier long métrage, un remake en version horreur pure (La Dernière Maison sur la gauche, 1972). A l'inhumanité des assassins répond la vengeance impitoyable du père de la jeune fille : dans la fureur et le sang, Bergman questionne le châtiment divin et le pardon, la chute de l'homme et son élévation. Sa manière unique de mêler le matériel et le spirituel aboutit à l'image mémorable du père luttant contre un jeune bouleau pour le faire plier : ce symbole d'un combat existentiel sera repris par Tarkovski dans Le Sacrifice (1986). Resté dans l'ombre de ses chefs-d'œuvre, La Source n'en est pas moins un des films les plus importants de Bergman.
“Les Communiants” (1963)
Se débattant toujours avec l'idée d'un Dieu présent ou absent, Bergman attaque ses propres tergiversations dans ce film cinglant où un pasteur, après avoir renié sa foi, se libère aussi de l'amour faux qui l'attachait à une femme de sa paroisse. C'est un vrai règlement de comptes, une épreuve de vérité aiguisée par le dépouillement d'un cinéma intimiste qui regarde les personnages droit dans les yeux. La lettre de la femme répudiée, qu'elle a écrite au pasteur et qu'elle lit à voix haute et en regardant la caméra, reste un des moments les plus forts du cinéma de Bergman. Mais le plus étonnant, c'est que le jeu cruel de la vérité et l'acceptation d'un monde sans miracle, sans illusions, aboutissent, dans Les Communiants, à un retour de la foi. En Dieu peut-être, en l'homme sûrement. Cette trajectoire inattendue mais profondément nécessaire et sincère achève de rendre le film admirable.
“Persona” (1966)
Tentative d'un cinéaste en crise de redonner du sens à son art, Persona est le plus commenté des films de Bergman, assure le site de sa Fondation. La recherche d'un sens nouveau au métier de réalisateur a donc formidablement fait sens, et ouvert toutes les interprétations, à partir d'un argument plutôt simple : une actrice qui traverse une grave crise personnelle, et perd l'usage de la parole, est envoyée en cure de repos, surveillée par une infirmière qui lui raconte sa vie. Autour de ces deux femmes, interprétées par Liv Ullman et Bibi Andersson, un effet de miroir infini se met en place, de l'opposition à la fusion de leurs visages. Visuellement, ce jeu de dames est si marquant que Persona trouve un écho dans tous les films où deux héroïnes se reflètent dangereusement l'une dans l'autre (telles celles de Mulholland Drive, de David Lynch). Comme s'il ne supportait pas de douter du cinéma et de sa puissance, Bergman le bouscule, le poussant presque au bord de l'expérimentation, et lui arrache de nouveaux secrets.
“Cris et chuchotements” (1973)
Après une série de films qui ont pu faire croire qu'il s'était assagi, Bergman décide d'un nouveau traitement de choc, à la manière de Persona : il bouscule sa façon de travailler et finance lui-même un long métrage dont il ne peut pas dire s'il prendra forme ou pas, Cris et chuchotements. Un triomphe partout dans le monde et notamment aux Etats-Unis, avec cinq nominations aux oscars. En cherchant à se renouveler, le maître est, en réalité, parvenu à la quintessence de son art : il réunit des femmes, les imagine sœurs, liées entre elles par des souvenirs d'enfance et par l'approche de la mort, et filme leur complicité, leur rivalité et leurs désirs dans des décors rouges d'une pure audace. En somme, Bergman crée sa propre mythologie : dans ce film en costumes, il fait vibrer l'idée d'un monde exotique, nordique et féminin, où les passions se consument dans un silence déchiré par des cris de souffrance. Un coup de maître.
“Scènes de la vie conjugale” (1974)
Tournée pour la télévision suédoise, qui la diffusa en cinq épisodes, cette chronique de la désintégration d'un mariage eut un tel succès qu'une version cinéma plus courte fut distribuée en salles. En observant les parfaitement accordés Johan (Erland Jospehson) et Marianne (Liv Ullmann) et en les conduisant vers une épreuve de vérité à la fois dangereuse et salutaire, Bergman met à profit sa propre expérience de la vie de couple et des échecs amoureux : séparé de Liv Ullman, il s'est marié pour la cinquième fois lorsqu'il s'attaque à Scènes de la vie conjugale. Il sait donc tellement de quoi il parle que le film impose sans effort une authenticité quasi documentaire, qui contribua beaucoup à son effet sur les téléspectateurs des années 70, pas habitués à une telle franchise sur la question des relations amoureuses, sexuelles aussi. Mais la qualité du texte donne une résonance intemporelle à cette réflexion pessimiste et pourtant généreuse sur les faux-semblants et les vrais enjeux de la vie à deux.
“Sonate d’automne” (1978)
Attentif aux critiques, qui l'avaient pourtant souvent éreinté, Bergman se montra sensible à la réflexion de l'un d'eux, jugeant qu'avec Sonate d'automne, « Bergman faisait du Bergman ». C'est vrai que ces retrouvailles entre une mère, qui a tout donné à sa carrière de pianiste, et sa fille, abandonnée au manque d'amour, se jouent dans un climat intimiste typique du cinéaste. Et le casting (Ingrid Bergman, la Suédoise de Hollywood, et Liv Ullmann) semble souligner aussi la volonté de mettre en avant des noms pour leur prestige. Mais la violence du film est telle qu'elle fait surgir une émotion qui n'a rien d'un calcul : Bergman ne se complaît pas dans la maîtrise, il entre dans le vif de son sujet, et les stars qu'il dirige, il les utilise pour leurs exceptionnelles qualités de jeu. Il donne tout pour les personnages et ce couple infernal mère-fille, il le fait vivre avec tout le ressentiment possible. Ingrid Bergman en tira ce constat très juste : « Hitchcock faisait des films avec son cerveau. Bergman fait des films avec son cœur ».
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