jeudi 23 décembre 2021

Livre - Le Dernier Afghan - Alexeï Ivanov

 LA VIE EN NOIR - C'est le polar choc de la rentrée. Alexeï Ivanov, poids-lourd du genre, avec 1,5 millions de livres vendus dans son pays, la Russie, dégaine une fresque qui prend sa source dans un conflit où même l'Amérique vient de jeter l'éponge. Le Dernier Afghan ou le funeste cimetière de l'arrogance occidentale.


On les appelle les Afghans. Ils en tirent une fierté et une gloire sans limite. On les craint, on les admire, on les regarde comme des héros. Ils forment une fraternité de soldats rendus à la vie civile qui partagent le même passé et qui envisagent l'avenir ensemble, encore une fois, une fraternité de combattants soudés comme des ivrognes solidaires. Guerman Niévoline en fait partie. Il est surnommé "L'Allemand". Lorsque le roman débute, le gaillard vient de braquer le fourgon blindé qu'il était censé conduire. A l'intérieur, la liberté, le rêve ou la vraie vie : quinze sacs, plus de cent kilos pour un montant de cent millions de brouzoufs.


La pierre angulaire de tout. Du livre, de la vie des personnages, des rescapés de l'enfer des moudjahidines. De la dynamite afghano-post-soviétique à grands coups de rasades de vodka, de misère et de corruption, une épopée lugubre sur fond de capitalisme naissant où les gangsters d'antan n'ont plus leur place face à cette nouvelle génération de criminels qui sort de Harvard ou Yale et porte désormais costume / cravate.


Des personnages aussi tragiques que flamboyants

Il y a toujours un chef, un meneur, il dit d'ailleurs de lui-même qu'il "est général dans l'âme". Il s'appelle Sergueï Likholiétov. Pendant l'invasion soviétique en Afghanistan de 1989 et qui dura dix ans, il était aspirant. Sergueï et Guerman se sont perdus de vue depuis leur démobilisation respective. Mais les liens de la guerre sont indéfectibles. Alors, lorsque Serguei appelle Guerman et lui propose de le rejoindre à Batouïev où il habite et règne, ce dernier n'hésite guère. Parce que là-bas dans la vallée de Khinj, il a tout de suite compris qu'il "était un subalterne dans l'âme". Sergueï surnommé "Grison" a fondé le Komintern, une structure réunissant les Afghans pour les occuper d'une façon ou d'une autre et monter des affaires.


L'homme est hâbleur, roublard, escroc mais il a gardé une forme de sens de l'honneur qui lui impose de venir en aide à tous ceux qui ont combattu les "basmatchis". Pour lui, ici, c'est comme là-bas : "Ils nous ont encerclé et on a appelé les secours. Les hélicos sont arrivés par le ciel, les véhicules blindés ont rappliqué par la route, et de derrière les crêtes, les grêlons ont plu sur les barbus. On s'est aidé les uns les autres comme il se doit." L'idée serait donc la fraternité. "En Afghanistan, on était des frères d’Union soviétiques et on combattait pour ça. Et en Union soviétique, on est des frères d'Afghanistan et on fait des affaires."


Le roman est foisonnant, superbe, les personnages sont aussi tragiques que flamboyants. Tout dans la démesure. Mais ce sont les pages qui retracent quelques instantanés de la guerre chez les Afghans qui dépotent le plus. Comme lors de ce guet-apens dans la vallée de Khinj, cette vallée qui sent la poudre, le métal incandescent, la sueur humaine, la mort. Le chef est contusionné et le démineur blessé, "Grison" prend les commandes. Il n'a que 25 ans mais déjà quatre ans de guerre derrière lui. C'est un survivant dans l'âme, un héros, le combat, la résistance, il connaît. La guerre n'est pas pour lui un phénomène contre nature. Ce ne sont pas quelques barbus déchaînés qui vont le terroriser. "Son instinct fonctionne plus vite que sa conscience". Il a suffisamment de recul pour comprendre qu'il n'a rien à faire là.


Tenter de vivre en héros

 


"Il voyait bien de quelle façon vivaient les Afghans et il savait pertinemment bien qu'ils n'avaient besoin de rien de ce que l'URSS prétendait leur offrir, ni d'usines, ni de digues, ni de kolkhozes, ni de tracteurs. Les Afghans se torchaient peut-être avec des pierres, ils étaient satisfaits de leur vie et ne demandaient rien à personne." Sergueï Likholiétov a tout compris à la guerre, à l'Afghanistan où "il a tout appris sauf prier Allah." La question de tuer ou ne pas tuer ne se pose pas. Il l'explique à "l'Allemand". La guerre possède sa propre universalité, elle n'a pas de frontière ou de nationalité. La violence, le sang, la peur, la terreur. Celle de se retrouver découper en morceaux, les bras coupés sous les coudes ou la tête au bout d'une pique. Les Russes font dans leur froc, les Américains ne feront pas mieux, l'Afghan terrorise, l'Afghan aura été leur pire cauchemar.


Le retour à la vie civile est un crève-cœur, il faut tenter de vivre en héros. Mais la roue tourne, les Afghans hier adulés et respectés ne plaisent plus, leurs manières, leur brutalité désormais dérange. Et puis ils ne comprennent pas cette nouvelle Russie, celle où le crime ne passe plus par les coups de feu et les tabassages, non, il se joue dans les tribunaux, sur une feuille de papier que l'on va signer ou pas, sur ce que l'on appelle les titres de propriétés. Le héros ne survivra pas à ce changement.


Mais Guerman? Il vit avec Tatiana, l'Eternelle fiancée", celle qui vécut un temps avec Sergueï. Un personnage à la Sister Carrie de Theodore Dreiser, une femme qui traverse la vie sans flamme ni désir, une femme qui demande si peu, une femme/ombre dans laquelle des hommes plongent leur cœur et leur corps autant pour s’en servir que pour la sauver. On ne se remet pas de la guerre, Guerman essaie mais elle le rattrape, elle prend juste une autre forme que celle de la vallée du Khinj. Il est le dernier Afghan.


Le Dernier Afghan de Alexeï Ivanov, traduit par Raphaëlle Pache, Editions Rivages/Payot, 640 pages, 23,90 Euros.


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