Lolita, de Nabokov : l'histoire tragique d'un roman incompris
Chez Nabokov, Lolita est une enfant victime d'un prédateur sexuel. Ce roman n'est en aucun cas une apologie de la pédocriminalité. Par quels mécanismes son personnage est-il devenu une icône érotique? Un brillant documentaire d'Arte examine les mécanismes d'un immense malentendu.
Voici un nouvel épisode de la collection documentaire sur « les grands romans du scandale », décidément remarquable. « Lolita, méprise sur un fantasme » est à voir sur Arte mercredi 13 octobre à 22h35, ou sur le site de la chaine.
Un livre complexe et incompris
Lolita. A quoi pense-t-on quand on entend ce prénom ? A une jeune femme précoce, séductrice, provocante. Alors qu’en réalité, le personnage inventé par Vladimir Nabokov, écrivain américain d’origine russe, est une enfant de douze ans victime d’un prédateur, d’un pédocriminel. Ce documentaire signé Olivia Mokiejewski explique la succession de malentendus qui ont fait de ce livre l’un des plus incompris de l’histoire de la littérature. Denis Podalydès, au fil du documentaire, lit des extraits du roman.
Le premier malentendu vient de la complexité du roman lui-même, publié dans les années 1950. Vladimir Nabokov entraine son lecteur dans un jeu de piste où l’on se perd facilement. Cette image d’une jeune fille séductrice, c’est celle que veut donner le narrateur, en masquant la souffrance de sa victime. Car le livre est écrit à la première personne. C’est la confession d’un homme de 42 ans, Humbert Humbert, qui raconte son désir obsessionnel pour la fille de sa femme : Dolorès, qu’il surnomme Lolita. Quand son épouse meurt, il devient le tuteur de la fillette. Humbert Humbert a pleinement conscience du mal qu’il fait à Lolita, pendant leur voyage à travers les États-Unis.
Il m'arrive de me dire que notre long voyage n'avait fait que souiller d'une sinueuse traînée de bave ce pays immense, admirable, confiant, plein de rêves, qui, rétrospectivement, se résumait pour nous désormais à une collection de cartes écornées, de guides touristiques disloqués, de vieux pneus, et à ses sanglots la nuit - chaque nuit, chaque nuit - dès l'instant où je feignais de dormir.
Vladimir Nabokov lui-même a dit à plusieurs reprises que ce roman n’était pas une apologie de la pédophilie. Il l’a même écrit dans la préface. Mais son manuscrit, refusé aux États-Unis, a été publié en France par un éditeur spécialisé dans les écrits érotiques. Autre malentendu. Il a été accompagné, partout dans le monde, par des couvertures sulfureuses. Et puis Stanley Kubrick, en 1962, est venu empirer le contresens : son film n’a rien à voir avec le roman, c’est l’histoire d’un amour impossible.
Vanessa Springora, "petite sœur littéraire de Lolita"
Pour rétablir la vérité de l’œuvre, ce documentaire donne la parole au biographe de Nabokov, Brian Boyd, très éclairant, ainsi qu’à l’écrivaine Vanessa Springora, qui a été victime, enfant, de Gabriel Matzneff. Elle se sent la « petite sœur littéraire » de Lolita :
C'est terrible, d'être arrivé à un tel contresens. Lolita est une condamnation de la pédophilie, un réquisitoire sans aucune ambiguïté. Je pense qu'il faut relire ce livre éternellement, il est indépassable. Aucun auteur n'a réussi à nous plonger dans la noirceur de l'âme d'un personnage pédophile, comme l'a fait Nabokov. Moi, je me suis sentie prise en compte grâce à ce livre.
Pour Vanessa Springora, ce livre est un chef d’œuvre. Sa parole,
aujourd’hui, devrait pouvoir piétiner pour de bon le malentendu autour
de ce roman qui connut un succès phénoménal à sa sortie. Dans cette
affaire, la gloire et le scandale ont alimenté un contresens délétère.
"Lolita", méprise sur un fantasme
Comment l'enfant abusée du chef-d'œuvre au noir de Nabokov s'est-elle transformée en icône érotique dans l'imaginaire collectif ? Généalogie d'un contresens nourri de scandale et de gloire, au plus près du roman et de son histoire.
Par
son succès phénoménal, le roman le plus connu de Nabokov a fait du
surnom de son héroïne un nom commun et a popularisé le mot "nymphette".
Dans l'imaginaire collectif, ces deux termes désignent une jeune
aguicheuse, sexuellement précoce, qui se plaît à susciter les désirs
masculins. Pourquoi la tragédie de Dolores Haze, alias Lolita, orpheline
de 12 ans violée par son beau-père, que nous ne percevons qu'à travers
le fantasme criminel de ce dernier, reste-t-elle caricaturée depuis si
longtemps ? Écrit à la première personne du singulier, le roman se
présente comme la confession fiévreuse et sans remords de cet homme de
37 ans, esthète déraciné obsédé par la fille de sa logeuse, qu'il
enlèvera pour la tenir en sa possession au fil d'une longue fuite à
travers les États-Unis des années 1940. Pour rendre justice au "livre le plus incompris de l'histoire de la littérature",
que certains considèrent aussi comme une apologie de la pédophilie,
Olivia Mokiejewski revient aux sources. Elle déroule la genèse et le
destin extraordinaire de l'œuvre, victime d'une succession de
malentendus, notamment après son adaptation infidèle au cinéma par
Stanley Kubrick en 1962, sept ans après sa publication. En parallèle, le
film fait vivre le texte pour évoquer la "vraie" Lolita, enfant abusée
dont la souffrance et l'absolue solitude hantent le récit en filigrane.
L'ampleur du décalage
Manuscrit brûlé, rejeté, publié, censuré, réédité puis encensé, avant de trouver place parmi les chefs-d'œuvre universels, Lolita devra
à son sulfureux sujet autant qu'à sa puissance littéraire une part de
sa gloire. Celle-ci n'a fait qu'amplifier la méprise, malgré les mises
au point mi-irritées, mi-résignées de Vladimir Nabokov – entre autres
sur le plateau d'Apostrophes en 1975, deux ans avant sa mort,
face à un Bernard Pivot malencontreusement égrillard, qui illustre
l'ampleur du décalage. Avec d'autres archives rares de l'écrivain, et
les éclairages de son biographe, Brian Boyd, de deux de ses traducteurs
(Maurice Couturier pour le français, Tadashi Wakashima pour le
japonais), ainsi que d'autres fervents lecteurs et exégètes, dont
Vanessa Springora, l'auteure du Consentement (Grasset, 2020), Olivia Mokiejewski rend hommage à la stupéfiante modernité de Lolita, qui, près de soixante-dix ans après sa parution, nous confronte à une vérité humaine que beaucoup se refusent encore à voir.
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