Si Aby Warburg a été le premier à définir une méthode d’interprétation iconologique, s’il a créé une bibliothèque des sciences de la culture unique au monde, l’innovation décisive qu’il a introduite dans le champ épistémologique de l’histoire de l’art est bien Mnémosyne : œuvre absolument originale et unique, dont l’ambition n’est rien moins, que de poser les fondements d’une grammaire figurative générale, et qui ouvre des perspectives dont la portée n’a pas encore été totalement mesurée. Par la complexité des problèmes auxquels s’est confronté Warburg face à cet immense corpus d’images, c’est l’attention de l’ensemble des sciences humaines qu’il a attirée sur son œuvre.
Resté inachevé à la mort de l’auteur, ayant mobilisé l’énergie intellectuelle et physique de ses dernières années, Mnémosyne peut être considéré comme l’aboutissement de toutes ses recherches. Il constitue le plus ambitieux corpus d’images jamais réuni, dont la genèse et l’évolution sont liées à une pratique discursive et à un mode de transmission du savoir que préconisait Warburg, mais qu’il convient aussi d’examiner sous l’angle de ses relations avec le problème de la mémoire et avec sa bibliothèque. L’essai de Roland Recht se propose de replacer ce work in progress dans son contexte intellectuel.
Professeur au Collège de France, membre de l’Institut, Roland Recht a donné une impulsion décisive à l’historiographie de l’art par ses publications mais aussi par son enseignement. Il est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs des méthodes et des théories de l’histoire de l’art : dès le début des années 1980, il donnait à l’université de Bourgogne un séminaire sur Aby Warburg en un temps où aucun de ses écrits n’avait été traduit en français.
Qu’est-ce que l’Atlas Mnémosyne conçu par Aby Warburg? William Marx l'analyse à la fois comme "l’atlas d’une mémoire commune, culturelle, collective, mais aussi comme celui d’une mémoire individuelle, celle d’un historien de l’art, né à Hambourg en 1866 et mort dans ce même Hambourg en 1929".
De quelle façon ranger tous ses livres et pourquoi "une bibliothèque est-elle la forme visible d’une organisation mentale"? Demande l’écrivain-philologue William Marx. De quelle façon Gabriel Naudé, érudit et illustre bibliothécaire du XVIIe siècle a-t-il affirmé "l’affinité de la bibliothèque avec le fonctionnement de la mémoire?"
Titulaire de la chaire de littératures comparées, William Marx explore cette semaine ce qu’il appelle les "Bibliothèques invisibles":
"Les bibliothèques, explique William Marx lorsqu’il présente sa série, je les entends plutôt comme des bibliothèques mentales. Non pas celles qui enferment des livres, mais celles où nous sommes nous-mêmes enfermés. Ce sont elles qui nous servent de référence pour lire et pour comprendre les œuvres que nous lisons".
"Il est extrêmement intéressant de mettre en évidence ces bibliothèques mentales qui sont à l'intérieur de nous, de les faire bouger et de les faire exploser. Quand nous lisons un livre, nous le prenons sur une étagère mentale, en quelque sorte. Et il n'y a aucune compréhension d'un livre qui soit indépendante des livres qui sont à côté sur l'étagère. Par exemple, si vous lisez À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, vous pouvez le lire de différentes manières, vous ne lisez jamais de manière isolée. Vous pouvez le lire, par exemple dans la comparaison avec La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, c'est-à-dire dans la grande tradition du roman psychologique français. Ou bien vous pouvez le lire, au contraire, à côté de l'Ulysse de James Joyce ou de L'Homme sans qualités de Musil. Vous pouvez le voir aussi comme un moment de cette grande période de déconstruction moderniste du roman au niveau européen. Et chaque fois, c'est une œuvre différente que vous lisez. Donc, il est extrêmement intéressant de mettre en évidence ces bibliothèques mentales et invisibles qui sont à l'intérieur de nous, et d'essayer aussi de les faire bouger et de les faire exploser. C'est ce à quoi doit servir la bibliothèque mondiale ».
Dès lors de quelle façon, "La bibliothèque de l’institut Warburg est-elle un cas extrême d’organisation des livres sur le modèle d’un esprit et d’une représentation du monde" ?
"Le catalogue de la bibliothèque de l’Institut Warburg à Londres, souligne William Marx, constitue une thèse à lui seul, une véritable vision du savoir. Ce catalogue est organisé en quatre catégories : image (ou l’histoire de l’art), parole (la littérature et les textes antiques), orientation (la pensée occidentale, des croyances magiques à la religion, la science et la philosophie), et action (l’histoire et les sciences sociales). Ce qui est ici tout à fait remarquable c’est la coïncidence d’un classement intellectuel et d’une géographie de la bibliothèque : passer d’un étage à l’autre, c’est monter de l’image à la parole, puis de la parole à l’orientation, et enfin de l’orientation à l’action. C’est tout le substrat de la conscience occidentale qui est ainsi cartographié dans un immeuble bibliothèque : on part des représentations mentales les plus brutes (les images), on les purifie par le langage, on élabore ainsi des représentations du monde, et enfin on construit une société. La bibliothèque Warburg se propose ainsi comme la représentation dynamique de la conscience humaine en évolution. Et quant à l’atlas Mnémosyne, c’est aussi une représentation du cerveau d’Aby Warburg en personne".
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