vendredi 16 juillet 2021

Livre - Fédor Dostoïevski: Correspondance complète 1 et 2

 


Cent dix-sept ans après sa mort, l'ombre immense de Dostoïevski domine plus que jamais le roman contemporain, dans ses recherches psychologiques et formelles les plus poussées.
C'est le moment d'aller aux sources du génie de Dostoïevski, de chercher le secret de l'homme et de l'écrivain dans sa correspondance, publiée pour la première fois dans son intégralité en français. " Dans ce tome 1 (1832 à 1864) les lettres de Dostoïevski vont de l'enfant à l'homme fait et à l'écrivain à la veille de donner au monde ses cinq grands romans dont le premier sera Crime et châtiment.

Elles s'ouvrent dans l'espérance des aurores, un projet créateur ambitieux et la volonté énergique d'une carrière littéraire. Elles s'achèvent dans un paysage de mort où, au milieu des tombes qui l'entourent, un écrivain meurtri et harassé poursuit obstinément sa tâche de publiciste et de romancier. La courbe est saisissante dans la succession de ses élans, chutes et relèvements. Ces trois décennies pourraient être appelées " les années d'apprentissage de Dostoïevski".
N'a-t-il pas lui-même proposé indirectement cet intitulé en exposant oralement à son frère Mikhàïl, à la fin de l'été 1859, un projet de deux romans comparables au Wilhelm Meister de Goethe ? Mais le titre serait en deçà du tumulte vécu. La vie, qu'il aimait tant, fut une marâtre pour Dostoïevski et son chemin fut celui des tourments. A lire cette correspondance, on se demande s'il est un autre écrivain qui soit entré dans la création par un tel portique de flammes et de souffrances ! "

Jacques Catteau poursuit la publication de la Correspondance complète de Dostoïevski, et cela nous vaut le tome deux de cette superbe entreprise. Nouvelle traduction, complète cette fois-ci, précise et colorée, par Anne Coldefy-Faucard, annotations détaillées, préface enlevée aux formules qui font mouche: l'instrument de connaissance du maître russe que nous livre Catteau est parfait et, comme il s'agit de Dostoïevski, il ne peut laisser personne indifférent. Bien sûr l'entreprise s'appuie sur les prédécesseurs: essentiellement la publication de Dolinine, étagée de 1928 à 1959, et l'édition de l'Académie des sciences soviétique (années 1980). Elle intègre quelques lettres que Dolinine ne connaissait pas, mais que ses successeurs avaient ajoutées (comme les trois lettres au slavisant français Jules Legras, traduites par le destinataire et dont les originaux sont perdus).

1865-1873: les années de flambée du génie, allant de Crime et Châtiment aux Démons, englobant le sauvetage de l'homme par la toute jeunette Anne Snitkine, les simulacres renouvelés de suicide par le jeu, enfin la maturité avec le Journal d'un écrivain, dialogue entre l'écrivain et ses contemporains, livre de l'humanité où doit se révéler le secret du salut de l'homme engagé dans le malheur de l'histoire. Ania Snitkine a 20 ans quand elle le sauve: elle vient d'apprendre la sténographie et Dostoïevski lui dicte en quatre semaines Le Joueur tout en poursuivant la rédaction de Crime et Châtiment. Non seulement elle lui épargne la servitude totale auprès de l'éditeur Stellovski qui l'avait lié par un contrat léonin, mais elle accepte de l'épouser, lorsque l'écrivain, de 23 ans son aîné, lui fait tout à trac sa proposition (comme il l'avait déjà tenté auprès de plusieurs jeunes femmes, désemparé par sa propre solitude après la mort de Marie Dmitrievna).

Ce labeur napoléonien d'écriture le sauve donc à plus d'un titre: Ania devient son épouse, le pari est gagné, la mort recule. Car il ressort de cette Correspondance un corollaire de toute l'œuvre: le désir forcené de frôler la catastrophe, un appel de l'abîme qui, entre autres, le rend esclave du jeu où il perd systématiquement, malgré les promesses qu'il fait à lui-même et à Ania de «jouer comme un juif», mais esclave aussi de ses propres textes, vendus avant d'être écrits, misés littéralement comme au poker. Quelle force étrange chez cette jeune Ania Grigorievna pour supporter, encourager même les excursions aux maisons de jeu comme celle de Saxon-les-Bains quand ils habitent tous deux Genève. Genève détestée, une vraie «Cayenne», «une immonde république», un repaire de bassesse et de truanderie! Or, elle l'encourage parce qu'elle est consciente du masochisme tragique de ce compagnon qui joue l'écriture comme une ultime martingale de désespéré.

Un jour, c'est fini, la promesse est tenue, lui ne touchera plus à la table de la roulette et Ania mettra de l'ordre dans les dettes, les contrats, les éditeurs. Cette petite femme l'aura sauvé de lui-même. Quelle reconnaissance nous lui devons, nous les lecteurs! comme aussi à ceux des amis qui ont supporté les plaintes délirantes, les complaintes harassantes, les sempiternelles demandes d'argent de l'écrivain toujours aux abois, toujours retombé dans le jeu. Au tout premier rang de ces amis extraordinaires, le poète Apollon Maïkov. Cet esthète nonchalant a été d'une bonté infinie. Strakhov aussi, l'ami de Tolstoï, l'éditeur de la revue L'Aurore, où Dostoïevski retrouve ses thèses slavophiles sous la plume d'un autre ancien fouriériste: Danilevski.

«Ah, Ania, j'ai toujours haï les lettres: comment veux-tu dans une lettre raconter certaines choses?» Les lettres de Dostoïevski nous disent son mal de vivre; il souffre toujours de quelque chose et, à Genève, c'est pire que partout ailleurs: il y enterre leur première enfant, Sonia, il y voit les faux socialistes parader au Congrès de la Paix, il s'y fâche définitivement avec Tourgueniev. Hors de la Russie, il se sent «comme un poisson hors de l'eau». (Ibsen disait que rien n'est plus drôle que l'idée d'un «poisson hydrophobe»; eh bien, c'est un peu Dostoïevski à Genève!) Il est toujours en proie aux plaies d'argent, il met en gage sa montre, la retire, l'engage à nouveau, et ainsi de suite, sans fin. Il aime l'Europe de la Pinacothèque de Dresde, ou du Musée de Bâle, mais ailleurs il la déteste: il y sent trop «couler à flots le venin» contre la Russie, contre le salut chrétien de l'humanité, contre tout ce qu'obscurément il veut dire au monde.

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