Les “Dix petits nègres” ont changé de titre : “À quoi cela rime-t-il de modifier des œuvres du passé ?”
Au nom de l’antiracisme, le best-seller de la romancière anglaise Agatha Christie s’appelle désormais “Ils étaient dix” dans sa version française. “C’est prendre les gens pour des imbéciles”, alerte l’historien Jean-Yves Mollier, qui préconise de contextualiser les œuvres plutôt que de les corriger.
La nouvelle traduction de Dix petits nègres, le classique d’Agatha Christie désormais titré Ils étaient dix, a dressé les uns contre les autres certains antiracistes et les partisans de la liberté d’expression absolue. Parmi ces derniers, l’historien Jean-Yves Mollier, spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture, et auteur de l’essai Interdiction de publier. La Censure d’hier à aujourd’hui, à paraître jeudi prochain.
Changer le titre du roman d’Agatha Christie, est-ce à vos yeux une forme de censure ?
Oui,
tout à fait. D’autant que le traducteur n’a pas simplement changé le
titre, mais aussi remplacé, dans le texte même du roman,
soixante-quatorze fois le mot « nègre » par « soldat », ce qui n’a guère
de sens.
Qui est à l’origine de cette décision, annoncée par la société Agatha Christie Limited, qui gère les droits de l’œuvre ?
Ce
sont des groupes de pression. Le politiquement correct. Que va-t-on
faire après ? Enlever systématiquement le mot « nègre » de la
littérature ? Interdire Aimé Césaire et Léopold Sedar Senghor qui
l’utilisaient avec fierté ? Ne plus parler d’« art nègre » ? Censurer «
Le nègre du Surinam », cet admirable chapitre antiraciste du Candide
de Voltaire ? C’est ridicule. Bien sûr, il est nécessaire d’empêcher
quelqu’un aujourd’hui de traiter son voisin de « nègre », mais à quoi
cela rime-t-il de modifier des œuvres du passé, écrites dans un contexte
précis ? Je lis souvent à haute voix, lors de mes cours, le magnifique
poème de l’écrivain haïtien Jacques Roumain (1907-1944) qui s’intitule «
Sales nègres ». Mes élèves tiquent à l’énoncé du titre, mais
comprennent ensuite très vite le vrai sens de ce poème…
Aux États-Unis, la dernière édition en date de Huckleberry Finn, de Mark Twain, a enlevé tous les « nigger » du roman. C’est stupide. D’abord parce que ce livre est profondément antiraciste, ensuite parce sur le Mississippi, à cette époque, un garçonnet blanc appelait forcément un Noir « nigger », et pas « camarade », expression parfaitement anachronique…
Il faudrait donc contextualiser les œuvres plutôt que les corriger ?
Bien
sûr, c’est évidemment ce qu’il convient de faire. Dans le même ordre
d’idées, je suis tout à fait favorable à une bonne édition scientifique
de Mein Kampf. Et j’ai regretté la reculade, peu glorieuse, des
éditions Gallimard lorsqu’elles ont renoncé à la réédition critique des
pamphlets antisémites de Céline.
Qui sont ces groupes de pression qui encouragent la censure ?
Les
franges les plus extrémistes de mouvements revendicatifs : contre le
racisme, contre l’antisémisitme, pour le féminisme ou les droits des
LGBT… Ce sont des groupes à géométrie variable, instables, qui évoluent
en fonction de la conjoncture. Qu’on ne se méprenne pas : je ne dis pas
que les causes qu’ils défendent ne sont pas justes, mais j’affirme que
les plus radicaux de leurs membres en arrivent à des perversions de
l’esprit.
Il est passionnant, et légitime, de déconstruire les représentations masculines et les stéréotypes sexistes. Mais faut-il pour autant, comme l’ont fait récemment des écoles catalanes, retirer La Belle au bois dormant de leurs bibliothèques parce que le baiser final du prince à la belle endormie n’est pas consenti ? En 1979, un excellent livre, Papa lit, maman coud, d’Annie Decroux-Masson, analysait très intelligemment ces stéréotypes discriminatoires et les dénonçait, mais il ne parlait pas d’interdire quoi que ce soit, il invitait juste à réfléchir.
À vos yeux, l’œuvre de Gabriel Matzneff devrait-elle être publiée ?
Si
son œuvre le mérite, oui. Le seul critère à une publication devrait
être la qualité de l’œuvre. Je ne crois pas qu’un éditeur ait à se poser
d’autres questions. Va-t-on bientôt demander que le marquis de Sade
retourne au purgatoire ?
Rangez-vous l’écriture inclusive dans les excès du « politiquement correct » ?
Non.
Je suis pour que chacun choisisse s’il veut l’utiliser ou non. Mais il y
a, à sa diffusion, un frein psychologique presque naturel. C’est une
écriture qui rallonge les textes, les rend plus difficiles à la lecture.
Mais peut-être débouchera-t-elle sur quelque chose.
Dans ce climat que vous jugez inquiétant, l’autocensure est-elle un souci ?
Bien
sûr. Les maisons d’édition utilisent de plus en plus des cabinets
d’avocats, non pour défendre leurs auteurs attaqués en justice, mais
pour relire les manuscrits et les expurger de tout ce qui pourrait
heurter ces groupes de pression. C’est de la censure préventive. Comment
espérer, dans ce cas, qu’un auteur désireux d’être publié n’aille pas
de lui-même se réfréner ? La censure officielle n’existe plus, mais elle
survit en s’adaptant à notre monde actuel.
Votre
livre, qui ne se limite pas à la France, dénonce la censure religieuse
dans de très nombreux pays du monde : islam en Iran ou en Arabie
saoudite, hindouisme en Inde, bouddhisme au Myanmar… En France,
existe-t-il encore une censure religieuse ?
On entend
régulièrement rugir les franges catholiques les plus radicales. La Manif
pour tous a montré une conjonction des trois monothéismes dans le but
de faire pression sur le gouvernement pour revenir en arrière.
Mais est-ce de la censure ?
C’est,
à mes yeux, de la censure, parce qu’au lieu de revendiquer pour obtenir
un droit, ses militants veulent empêcher d’autres personnes d’en avoir.
Aucun hétérosexuel ne perd quoi que ce soit si un homosexuel a le droit
de se marier. C’est en ce sens que j’y vois une censure : on descend
dans la rue non pas pour imposer une opinion, mais pour interdire un
droit. Je suis conscient que c’est donner à la censure un sens extensif,
mais j’ai volontairement, dans cet essai, ouvert le compas de façon
large. La censure existe encore : elle a simplement changé ses moyens,
qui sont aujourd’hui plus pernicieux. Et elle gagne du terrain
régulièrement.
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