À une époque où les romanciers se font un scrupule d'écrire : " La marquise sortit à cinq heures ", comment les grandes biographies - je ne dis pas romancées (rien n'est plus détestable que cette mixture), mais romanesques - ne prendraient-elles pas la relève du roman ? Personne ne songera à chicaner Henri Troyat s'il commence ainsi un de ses chapitres : " Le 28 octobre 1910, à 3 heures du matin, Léon Tolstoï se réveilla en sursaut... ", et que se déroule, dans une irréprochable mise en scène, le récit le plus extravagant et le plus pathétique de la mort d'un héros : un vieillard qui est aussi un fugitif agonise dans la demeure d'un pauvre chef de gare. À son chevet les médecins se pressent. À la porte veillent de terribles cerbères. Au-dehors, l'épouse abandonnée après cinquante ans de vie conjugale, et arrivée par train spécial avec tout un équipage, tente de forcer le barrage. Elle s'excuse, se lamente, se déchire. On ne la laissera entrer que pour recueillir le dernier soupir, cependant que la meute des journalistes campe alentour, que l'Église orthodoxe envoie ses émissaires pour obtenir une rétractation et le gouvernement ses gardes pour prévenir l'explosion de la foule.
Tout finit sur cette scène dramatique d'Astapovo. Il faut la lire d'abord. Après, rien ne rebutera le lecteur qui veut savoir comment les choses ont pu en arriver à ce point de tension tragique, les acteurs à ce degré de haine, et l'homme qui meurt là à ce sommet de gloire. L'explication, si tant est qu'on éclaire jamais le mystère des êtres, tient en huit cents pages. On ne regrette pas de les lire.
Henri Troyat vient de nous donner la plus volumineuse et la plus minutieuse biographie de Tolstoï qu'on ait eue jusqu'ici en France. À Moscou le livre paraîtrait mince. Le génie de Tolstoï a été si bien reconnu et servi par le régime soviétique que c'est trois tomes de cette taille qu'on consacre aux trente premières années de sa vie, cependant que l'édition de ses œuvres complètes ne compte pas moins de quatre-vingt-dix volumes ! Henri Troyat a exploité ces trésors d'érudition. Modeste, il déclare n'apporter aucun inédit. En U.R.S.S., non. Mais en France ?
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