Les raisons de se révolter ne manquent pas. Mais on ne se révolte pas n'importe comment : en démocratie, s'engager dans un combat contre l'injustice, l'inégalité ou la domination est un geste qui doit s'exprimer sous une forme d'action politique acceptable. Parmi ces formes se trouve la désobéissance civile qui consiste, pour le citoyen, à refuser. de façon non violente, collective et publique, de remplir une obligation légale ou réglementaire parce qu'il la juge indigne ou illégitime, et parce qu'il ne s'y reconnaît pas. Cette forme d'action est souvent considérée avec méfiance : pour certains, elle ne serait que la réaction sans lendemain d'une conscience froissée puisqu'elle n'est pas articulée à un projet de changement politique ; pour d'autres, à l'inverse, elle mettrait la démocratie en danger en rendant légitime un type d'action dont l'objet pourrait être d'en finir avec l'état de droit. Ce livre original, écrit par un sociologue et une philosophe, analyse le sens politique de la désobéissance, en l'articulant à un examen approfondi des actes de désobéissance civile qui prolifèrent dans la France d'aujourd'hui - à l'école, à l'hôpital, à l'université, dans des entreprises, etc. Il montre comment ces actes s'ancrent avant tout dans un refus de la logique du résultat et de la performance qui s'impose désormais comme un mode de gouvernement. A la dépossession qui le menace - dépossession de son métier, de sa langue, de sa voix -, le citoyen ne peut alors répondre que par la désobéissance, dont le sens politique doit être pensé.
Sandra Laugier, philosophe : « Nous assistons à l’avènement du nouvel âge de la désobéissance civile »
La renaissance de cette forme d’action politique, au cœur des luttes sociales actuelles, pose avec acuité la question de la compatibilité entre république et démocratie, analyse la philosophe dans une tribune au « Monde ».
Tribune. L’époque est à la désobéissance civile. Loin d’être un phénomène marginal, elle est au cœur du répertoire des luttes sociales et politiques du XXIe siècle. Et ça marche : les associations d’aide aux clandestins de Calais obtiennent, en 2012, la suppression du « délit de solidarité » ; Carola Rackete, capitaine du Sea Watch 3, force en 2019 l’accostage de son navire pour débarquer quarante migrants rescapés dans le port de Lampedusa ; Cédric Herrou, emprisonné pour avoir aidé des migrants et récemment relaxé. Le mouvement Extinction Rebellion ou les « gilets jaunes » revendiquent le modèle. Pourquoi ce regain ?
La désobéissance civile est une forme d’action qui répond à une définition claire : refuser, de façon non violente et publique, de remplir une obligation légale ou réglementaire au motif qu’elle viole un principe supérieur afin de se faire sanctionner pour que la légitimité de cette obligation soit appréciée à l’occasion d’un appel en justice. Elle en appelle à une extension des droits et des libertés qu’une démocratie doit assurer à ses citoyens.
La renaissance de ce mode d’action coïncide avec une mutation de l’exigence démocratique. Et avec l’idée que la démocratie ne se restreint pas à un régime politique, mais qu’elle est à réaliser en pratique – comme forme de vie. Néanmoins, le refus de respecter une loi ne constitue pas en soi un acte de désobéissance civile. Pour mériter ce titre, il doit intégrer une demande : l’abrogation d’un état de fait ou d’une disposition jugée indigne, et l’accroissement des libertés et des droits pour tous.
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L’histoire ne manque pas d’actions factieuses qui ont utilisé l’insurrection comme moyen de déstabilisation de la démocratie. Ce fut le cas au Chili, en 1973, avec le coup d’Etat militaire qui a fait chuter Salvador Allende, et il y a un an aux Etats-Unis, avec l’invasion du Capitole par les partisans de Trump. Pour Martin Luther King, une loi est injuste quand une majorité soumet une minorité au joug d’une loi qu’elle-même ne respecte pas. Ainsi, les citoyens qui refusent le vaccin anti-Covid-19 pour eux-mêmes et leurs proches ne luttent pas pour étendre les droits des autres. Ils n’exigent pas un droit pour tous à mourir en s’exposant au virus.
L’égalité comme mot d’ordre
Les mobilisations du présent (#MeToo, Black Lives Matter, « gilets jaunes ») se sont constituées autour d’un mot d’ordre : l’égalité. Elle n’est plus présupposée et préjudicielle ni un « donné » qui justifie les injustices réelles, mais une égalité des voix, autrement exigeante. Le sentiment ancré dans chacune ou chacun de « son » égalité, qui en fait l’objet constant d’une revendication.
La désobéissance civile, c’est l’irruption dans la conversation démocratique de personnes qui n’y sont pas bienvenues. Comme disait Shirley Chisholm, femme noire première candidate à l’investiture démocrate aux Etats-Unis : « S’ils ne vous donnent pas de place à table, apportez une chaise pliante. » C’est l’occasion d’affronter chez nous la question de la compatibilité entre république et démocratie, à un moment où elle prend une forme caricaturale et violente aux Etats-Unis. Une radicalisation de l’idée républicaine conduit à fixer le périmètre de ceux qui ont le droit de prendre part à la vie civique, comme si elle était un club sélect. Comme toute démarcation, elle est destinée à être traversée et contestée par ceux qui souhaitent élargir l’espace public ; et à voir des personnes s’instaurer gardiennes de la ligne.
Cette ligne apparaît désormais sur la question des « minorités » dont on voudrait réduire encore la place sous prétexte d’un pouvoir dangereux. Lequel ? Les républicains « purs » ont toute une liste des contraintes et des conditions pour que les autres soient dignes d’être citoyens. La force de la démocratie, c’est qu’elle n’impose d’autre valeur que celle de l’égalité, et l’expression du plus grand nombre.
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