« Chacun sait quelle folie s’est aujourd’hui emparée du monde, chacun sait qu’il participe lui-même à cette folie, comme victime active ou passive, chacun sait donc à quel formidable danger il se trouve exposé, mais personne n’est capable de localiser la menace, personne ne sait d’où elle s’apprête à fondre sur lui, personne n’est capable de la regarder vraiment en face, ni de s’en préserver efficacement.»
Ainsi s’ouvre la Théorie de la folie des masses de Hermann Broch.
Mais nul ne sait où elle commence, ni où elle finit, tant son élaboration fut problématique, au point qu’on peut se demander si le sujet n’a pas eu raison de l’œuvre, et si celle-ci ne se devait pas d’être retravaillée indéfiniment, comme est infinie cette folie des masses contre laquelle la raison vient buter sans parvenir à l’infléchir ?Commencée vraisemblablement à la fin des années 1930, la Théorie de la folie des masses accompagne Hermann Broch, jusqu’à sa disparition en 1951, sans qu’il parvienne à lui donner une forme définitive.
C’est donc un véritable laboratoire qui est donné à lire – laboratoire d’une vie tout entière consacrée à la pensée, qu’elle prit la forme des célèbres romans tels que La mort de Virgile ou Le Tentateur, ou d’essais sur La logique d’un monde en ruine, parus il y a quelques années dans cette même collection.
Traduit de l'allemand par Pierre Rusch et Didier Renault
Autre grand penseur des menaces totalitaires, Hermann Broch (1886-1951) est l'un des génies les plus scandaleusement méconnus du XXe siècle.
Romancier et philosophe juif viennois, souvent comparé à son contemporain Robert Musil, dont l'étoile posthume a quelque peu éclipsé la sienne, Broch livre, avec la Théorie de la folie des masses, une des analyses les plus profondes de l'avènement des fascismes modernes et, au-delà, une fascinante théorie du psychisme humain. La rédaction de ce livre-monument, inachevé, l'aura accompagné toute sa vie.
Le point de départ de cette réflexion tient dans un énoncé lapidaire : "L'hypothèse d'une disposition universelle de l'espèce humaine à la psychose." Broch y fait la théorie de ce dont son chef-d'oeuvre littéraire, La Mort de Virgile (Gallimard), fournissait la vision poétique : l'entremêlement invincible, en l'âme humaine, du rêve et de la réalité dans ce qu'il nomme un "état crépusculaire", source de tous les états collectifs de délire. Prise d'une telle "folie de masse", une communauté entière tourne en rond au sein d'un système de valeurs étanche au réel et haineux. Si la conversion à la démocratie peut constituer une cure de cette pathologie, c'est à la condition de pratiquer, au rebours de toute realpolitik, une politique systématique de l'honnêteté, dont Broch nous propose ici la théorie, sinon l'espoir.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire