Ce roman inaugure un cycle intitulé "Le Quatuor d'Alger". L'histoire débute en juin 1830, date de la prise d'Alger par la flotte française.
Suivent vingt années de lutte, que domine la figure de l'émir Abdelkader. Puis vient le temps d'une suprématie française sans partage.
Ces scènes d'histoire alternent avec le récit de la propre enfance de la narratrice, dans un village du Sahel.
Autour d'elles, un monde de femmes cloîtrées rêvent à d'inaccessibles rencontres amoureuses...
A écouter - Mer de conquête : Assia Djebar
Deuxième étape de cette navigation littéraire en Méditerranée : l'Algérie, à travers "L’Amour, la fantasia" d'Assia Djebar (1936-2015) qui tresse autobiographie d’une jeune femme dans les années 1950, réflexions sur l'entrelacement des langues et sur la brutalité de la conquête coloniale.
Nous poursuivons notre voyage autour de la Méditerranée en Algérie, avec le roman d'Assia Djebar L’Amour, la fantasia, publié en 1985 chez Lattès et disponible aujourd’hui au Livre de poche. Un roman double, du double, de l’amour et de la fantasia, c’est-à-dire à la fois l’autobiographie d’une jeune femme musulmane dans l'Algérie des années 50 et des variations historiques sur ce pays dans les années 1830, au moment de la conquête française.
Comme si soudain la langue française avait des yeux, et qu'elle me les ait donnés pour voir dans la liberté, comme si la langue française aveuglait les mâles voyeurs de mon clan et qu'à ce prix, je puisse circuler, dégringoler toutes les rues, annexer le dehors pour mes compagnes cloîtrées, pour mes aïeules mortes bien avant le tombeau.
Comme si... Dérision, chaque langue, je le sais, entasse dans le noir ses cimetières, ses poubelles, ses caniveaux ; or devant celle de l'ancien conquérant, me voici à éclairer ses chrysanthèmes ! Assia Djebar
Ecrit dans une langue puissante, bouleversante et précise, L’Amour, la fantasia est un roman d'amour et un roman des langues et du langage, qui interroge à la fois les mythes orientalistes et la brutalité de la conquête de l'Algérie par la France entre 1830 et 1871. Pour en parler, Mathias Enard s'entretient avec la romancière Kaouter Hadimi, et avec Kaoutar Harchi, sociologue, romancière, et spécialiste de l'œuvre d'Assia Djebar.
Dès le premier chapitre, j’entends un "Je" qui se cherche, qui tente de dompter la difficulté qu’il éprouve à exister. J’entends l’enfance, cette enfance vécue dans l’ombre du père. J’entends enfin l’ambivalence, la contradiction, la nécessité de composer avec la difficulté de concilier des univers en guerre. Le titre même, 'L’Amour, la fantasia', exprime cette difficulté.
Kaoutar Harchi
"Auto-analyse d’écrivain" comme Assia Djebar le décrivait elle-même, manière pour son autrice d’affronter l’orientalisme, L’Amour, la fantasia est un roman où de nombreuses voix se mêlent et dans lequel s'emboîtent les histoires et les langues, la fiction et l'histoire. A son sujet, Kaouter Hadimi évoque l'image des "poupées russes", tant il fait sans cesse passer le lecteur d’une histoire à une autre, l'écrivaine alternant un récit au Je, au Tu, au Il, au Vous… perdant son lecteur momentanément pour tisser un texte "fascinant et exceptionnel". Quant à Kaoutar Harchi, c'est le motif de la tresse qu'elle convoque pour le décrire, tant Assia Djebar y entremêle plusieurs langues - l'arabe, le berbère, le français, la langue des femmes ou celle des corps. A la fois autobiographie et roman historique sur l'Algérie, L’Amour, la fantasia permet à Assia Djebar d'affirmer une liberté "qui l’a guidée toute sa vie, mais qui ne lui avait pas été donnée au départ", comme le rappelle Kaoutar Harchi :
Que ce soit politiquement, administrativement, juridiquement, culturellement, religieusement, linguistiquement, sa liberté avait été niée par le système colonial. La retrouver va donc passer par un chemin d’émancipation, et par ce ressaisissement d’elle-même à travers une histoire qui ne la considérait pas au départ comme un individu libre et autonome.
Kaoutar Harchi
Marquée par sa formation d'historienne, Assia Djebar considérait la littérature comme un contre-discours historique susceptible de remettre en cause la double domination, à la fois masculine et coloniale, qui avait pesé sur son propre parcours et sur celui des femmes algériennes, comme le rappelle Kaoutar Harchi :
Il y a une difficulté chez Assia Djebar à accepter l’histoire officielle telle qu’on la lui raconte depuis l’enfance parce qu'elle estime qu’une partie de ses acteurs centraux sont absents : les femmes. Confrontée aux deux feux que sont la domination masculine et la domination coloniale, elle va tenter de les combattre en faisant entrer ces voix ensevelies à la fois dans l’histoire romanesque et dans l’Histoire. Dans ses romans, il y a la subjectivité de l'écrivaine qui s'exprime et cherche à ressaisir quelque chose de l’invisible et de l’oublié, mais il y aussi l'historienne en quête de documents, de traces, de témoignages pour raconter l'histoire du point de vue minoritaire. En cela, son œuvre témoigne d'une précocité politique très forte.
Kaoutar Harchi
Après la parution de La Soif, en 1957, Assia Djebar est surnommée "la Sagan algérienne" par la critique française. Une étiquette d’écrivaine moderne, élégante, qui a contribué à masquer en partie son engagement absolu contre la colonisation, qu’elle considérait comme une plaie, voire un viol, et n’a eu de cesse de questionner tout au long de son œuvre, comme est venu le rappeler son discours d’entrée à l’Académie française en 2005. Un engagement politique qui passe aussi par un travail sur la langue française et sur lequel revient Kaouter Hadimi :
L’un des enjeux du travail d'Assia Djebar consiste à inverser le rapport de domination de la langue française, par laquelle les autorités coloniales ont espéré civiliser un peuple considéré comme 'sauvage et barbare'. Elle écrit dans le but d'opérer ce retournement, de se rendre maître de ce qui, historiquement, a maîtrisé et dominé ses aïeux.
Kaouter Hadimi
Loin d'être une "Françoise Sagan algérienne", Assia Djebar citait volontiers parmi ses sources d'inspiration des auteurs arabes comme Ibn Arabi ou le philosophe Averroès. Comme le rappelle Kaouter Hadimi, les prises de position publiques de l'écrivaine n'ont eu de cesse, surtout dans la seconde moitié de sa vie, de convoquer des références extérieures à la culture littéraire française qui l’avait nourrie au départ.
Déployer ses références intellectuelles et chercher des endroits de passage entre le nord et le sud était une manière pour elle de s’affranchir d’un devoir de gratitude imposé à l’écrivaine algérienne de langue française à l’égard d’une littérature nationale qui l’a accueillie comme si elle était une réfugiée littéraire.
Kaouter Hadimi
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