Sur les cimes du désespoir- Le Livre des leurres - Des larmes et des saints-- Le Crépuscule des pensées Bréviaire des vaincus - Précis de décomposition- Syllogismes de l'amertume- La Tentation d'exister - Histoire et utopie- La Chute dans le temps - Le Mauvais Démiurge- De l'inconvénient d'être né- Écartèlement - Exercices d'admiration -Aveux et anathèmes
"Mon idée, quand j'écris un livre, est d'éveiller quelqu'un, de le fustiger. Étant donné que les livres que j'ai écrits ont surgi de mes malaises, pour ne pas dire de mes souffrances, c'est cela même qu'ils doivent transmettre en quelque sorte au lecteur. Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question." (Cioran)
Emil Cioran (1/4) : Penser contre soi
Cioran n'est pas un penseur abstrait : il vit sa pensée et pense sa vie.
Mais qui est Cioran ? Un philosophe ? Un écrivain ? Un nihiliste ? Rien
de tout cela : il est un "penseur privé", c'est un moi qui écrit sur soi
mais toujours contre lui-même. Découvrez l'extraordinaire Cioran ce
matin en compagnie d'Aurélien Demars.
Le texte du jour
« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi
poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de
tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne
serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité
intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos
bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples
et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence
des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical.
Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse,
être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela
signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare
est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des
cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un
sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en
vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des
expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son
uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on
éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse
obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du
bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la
mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour
naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue
par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19
Emil Cioran (2/4) : Sceptique de naissance
Le scepticisme de Cioran n'est pas méthodique, analytique ou calculé. Il
est organique et existentiel, loin de toute philosophie. Comment
comprendre dès lors ce qu'il caractérise comme son "vitalisme intérieur"
? Comment le concilier avec la distance qui sépare le penseur du monde ?
Et que faire des affirmations jamais démonstratives qui parcourent
l'oeuvre de Cioran ?
Le texte du jour
Pour autant que nous suivons le mouvement spontané de l’esprit et que,
par la réflexion, nous nous plaçons à même la vie, nous ne pouvons
penser que nous pensons ; dès que nous y songeons, nos idées se
combattent et se neutralisent les unes les autres à l’intérieur d’une
conscience vide. Cet état de stérilité où nous n’avançons ni ne
reculons, ce piétinement exceptionnel est bien celui où nous conduit le
doute et qui, à maints égards, s’apparente à la « sécheresse » des
mystiques. Nous avions cru toucher au définitif et nous installer dans
l’ineffable ; nous sommes précipités dans l’incertain et dévorés par
l’insipide. Tout se ravale et s’effrite dans une torsion de l’intellect
sur lui-même, dans une stupeur rageuse. Le doute s’abat sur nous comme
une calamité ; loin de le choisir, nous y tombons. Et nous avons beau
essayer de nous en arracher ou de l’escamoter, lui ne nous perd pas de
vue, car il n’est même pas vrai qu’il s’abatte sur nous, il était en
nous et nous y étions prédestinés. Personne ne choisit le manque de
choix, ni ne s’évertue à opter pour l’absence d’option, vu que rien de
ce qui nous touche en profondeur n’est voulu. Libre à nous de nous
inventer des tourments ; comme tels, ce ne sont que pose et attitude ;
ceux-là seuls comptent qui surgissent de nous malgré nous. Ne vaut que
l’inévitable, ce qui relève de nos infirmités et de nos épreuves, de nos
impossibilités en somme.
Emil Cioran, La Chute dans le temps, 1964, in Œuvres, (Quarto Gallimard,
1995), p. 1098
Emil Cioran (3/4) : Rire du pire
« Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. »
Savourez ce matin l'humour noir de Cioran : un rire qui rit du pire,
mais un rire toujours lucide. Qu'un regard lucide et triste parvienne à
rire de sa condition, c'est ce que nous montre le drôlement triste Emil
Cioran aujourd'hui.
Le texte du jour
« Parmi les penseurs qui, tel Nietzsche ou saint Paul, eurent le goût et
le génie de la provocation, une place non négligeable revient à Joseph
de Maistre. Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la
dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de
ferveur, il devait créer une œuvre riche en énormités, un système qui ne
laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et
l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de
causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d’une injustice,
sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit
outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase
d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande
fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par
l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses
mépris. […]
Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs
et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il
vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il
seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre
Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à
un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ?
était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre
qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ? »
- Emil Cioran, Exercices d’admiration, « Joseph de Maistre », 1986, dans
Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.1131-1132
Emil Cioran (4/4) : Sommes-nous voués au mal ?
Comment comprendre cette présence fondamentale, motrice, du mal dans l'histoire ? De la critique de l'utopie à la figure du mauvais démiurge, réponse avec Nicolas Cavaillès. "Notre mal étant le mal de l'histoire, de l'éclipse de l'histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d'en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d'apoplexie, vers les miracles du pire, vers l'âge d'or de l'effroi" écrivait Cioran dans ses "Syllogismes de l'amertume". Le texte du jour Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le « Père », ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré. La bonté ne créée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers. En partant du nôtre, il est en tout cas autrement aisé de remonter à un dieu suspect qu’à un dieu honorable. Le dieu bon, décidément, n’était pas outillé pour créer : il possède tout, sauf la toute-puissance. Grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair), il est le prototype de l’inefficacité : il ne peut aider personne … Nous ne nous accrochons d’ailleurs à lui que lorsque nous dépouillons notre dimension historique ; dès que nous la réintégrons, il nous est étranger, il nous est incompréhensible : il n’a rien qui fascine, il n’a rien d’un monstre. Et c’est alors que nous nous tournons vers le créateur, dieu inférieur et affairé, instigateur des événements. (…). Comme le mal préside à tout ce qui est corruptible, autant dire à tout ce qui est vivant, c’est une tentative ridicule que de vouloir démontrer qu’il renferme moins d’être que le bien, ou même qu’il contient aucunement. Ceux qui l’assimilent au néant s’imaginent sauver par là ce pauvre dieu bon. On ne le sauve que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge. Pour s’y être refusé, le christianisme devait, toute sa carrière durant, s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le dieu qu’il voulait préserver. Emil Cioran, "Le mauvais démiurge" (1969), in "Œuvres", (Quarto Gallimard, 1995), pp.1169-1170
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