mardi 15 juin 2021

Livre - Façons de lire, manières d'être - Marielle Macé


 « J’allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. (…) La jeune fille s’éprenait de l’explorateurqui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres j’ai tiréma fantasmagorie la plus intime… » Lorsque le jeune Sartre lève ainsi une épée imaginaire et serêve en héros après avoir lu les aventures de Pardaillan, il ne fait rien de très différent de ce quenous faisons tous quand nous lisons, puissamment attirés vers des possibilités d’être et despromesses d’existence. C’est dans la vie ordinaire que les oeuvres se tiennent, qu’elles déposent leurs traces et exercent leur force. Il n’y a pas d’un côté la littérature, et de l’autre la vie, dans un face-à-face brutal et sans échanges qui rendrait incompréhensible la croyance aux livres, un face-à-face qui ferait par exemple des désirs romanesques de Sartre (ou de la façon dont Emma Bovary se laisse emporter par des modèles) une simple confusion entre la réalité et la fiction, et par conséquent un affaiblissement de la capacité à vivre. Il y a plutôt, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les oeuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Dans l’expérience ordinaire de la littérature, chacun peut ainsi se réapproprier son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles : car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles. La lecture n’est pas une activité séparée, c’est l’une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons un aspect, une saveur et même un style à notre existence.



Marielle Macé : "N'ayez pas peur de vous laisser dominer par la littérature !"

Sans se soucier des carcans établis, la jeune intellectuelle fait rayonner les oeuvres dans notre existence quotidienne.

Par Jean Birnbaum


Où sont les livres ? Un duplex gorgé de lumière, dominant le cimetière du Montparnasse, un salon immense et... si peu d'étagères ! En allant à la rencontre de Marielle Macé, on pensait découvrir une femme dont la biographie se confond largement avec une bibliothèque. Comment imaginer autre chose quand on connaît l'érudite conviction avec laquelle elle escorte les textes ? A 37 ans, cette chercheuse au CNRS est l'une des figures intellectuelles de sa génération qui se sont manifestées avec le plus d'éclat.

Ce qui charme d'emblée en sa présence, c'est une certaine manière de faire rayonner la littérature dans nos vies. A cette fin, elle mobilise indistinctement fiction et non-fiction, personnages de roman et concepts philosophiques, sans se soucier des carcans établis. Dans une même phrase, un même mouvement de pensée, elle cite tout naturellement une "mythologie" de Barthes, un vers de Michaux et un souvenir du héros proustien.

A l'écouter, décidément, on jurerait que Marielle Macé a grandi au milieu des livres, qu'elle ne peut vivre en dehors de leur compagnie. Alors ? "En fait, je relis toujours les mêmes livres, je reviens sans cesse à quelques ouvrages qui m'obligent à regarder ailleurs, à changer de rythme, confie-t-elle. J'aime ce rapport aux livres, apparemment désinvolte et pourtant décisif. Et puis, dans ma vie, les lectures déterminantes sont venues tard, à la manière de questions, de pierres d'attente. Qu'il s'agisse de poésies ou d'essais théoriques, je savais que ça allait être important, mais j'ignorais pourquoi. Surtout, j'ai connu un long exil social : des années durant, j'ai été une immigrée dans le territoire de la pensée. Le bonheur, ça a été non pas quand je m'y suis sentie enfin familière, mais quand ce territoire et celui de mon enfance se sont soudain trouvés réunifiés."

Ce moment de réconciliation, Marielle Macé peut le dater avec d'autant plus de précision qu'il a marqué une révolution dans son travail d'écriture. C'était il y a moins de deux ans. Elle était professeure associée à l'Université de New York (NYU). Peu de temps auparavant, elle avait rendu à Eric Vigne, responsable du secteur "essais" chez Gallimard, un manuscrit consacré aux pratiques de lecture, dont le titre devait être Lire en levant la tête. L'éditeur lui avait bien fait sentir que quelque chose demeurait inachevé, et elle en avait convenu, mais ni lui ni elle ne parvenaient encore à comprendre quoi.

C'est alors que la littérature manifesta sa puissance de dévoilement. Ce jour-là, devant ses étudiants américains, Marielle Macé décortique un poème de Francis Ponge, Dans le style des hirondelles : "Chaque hirondelle inlassablement se précipite - infailliblement elle s'exerce - à la signature, selon son espèce, des cieux"... Peu à peu, l'enseignante sent que le style propre à l'hirondelle entre en résonance, dans sa mémoire, avec une autre signature, celle que son père traçait sur le pain au fond de sa boulangerie nantaise.

"Dans ce poème de Ponge, se souvient-elle, j'ai trouvé une image analogue à quelque chose que j'avais oublié et qui m'était tout à coup rendu. Dès lors, le pays de mon enfance n'était plus un territoire dont j'avais dû m'arracher, mais un endroit où les gens faisaient très bien ce qu'ils faisaient. Autrement dit, un champ de capacité comparable à celui que j'essaie d'ouvrir dans la réflexion sur les oeuvres. J'ai compris que, pour moi, l'acte de lire et le geste artisanal ne font qu'un. Ce geste-là, tout en nuance et en délicatesse, c'est ce qu'on m'a donné. Et c'est grâce à la littérature que je me le suis réapproprié."

A partir de là, tout se met en place. Plutôt que de publier un essai sur la lecture, Marielle Macé se décide à inscrire cette expérience dans une perspective à la fois plus intime et plus universelle : celle des conduites quotidiennes, des comportements ordinaires, bref de ce que Michel Foucault nommait la "stylistique de l'existence". Tel est le propos de l'ouvrage exaltant qui vient de paraître, finalement, sous le titre Façons de lire, manières d'être. Contre toute une tradition qui fait de la lecture une activité à part, isolée, il s'agit de replacer cette pratique au coeur de la vie. Et d'affirmer qu'elle constitue l'une des modalités par lesquelles chaque individu bricole une façon de se tenir dans le monde. Se laisser guider par un livre, "suivre un auteur dans sa phrase", comme disait Proust, c'est s'exposer à des formes de perception différentes, s'engager dans d'autres possibilités d'être, se réapproprier sa propre énigme.

Quand elle avait 15 ans, par exemple, Marielle Macé a dévoré son premier grand livre, L'Education sentimentale. A la fin du roman, dans la scène où Frédéric attend l'être aimé, l'adolescente a été agrippée par cette phrase : "Les objets les plus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des spectateurs ironiques." Quand elle se remémore aujourd'hui ce moment de lecture, Marielle Macé se souvient d'avoir été saisie et par la fascination et par l'angoisse : "Je trouvais extraordinaire que Flaubert décrive l'attente à travers l'attitude des objets. Ces pages concernaient directement un âge qui est celui de l'adolescence, de l'imminence. Je me disposais dans la vie avec une certaine inquiétude, j'étais dans cette situation où l'on se demande justement ce que les choses veulent de nous."

Deux décennies plus tard, Marielle Macé continue de s'en remettre à une poignée de mots et de phrases. Sur le site Internet qu'elle anime avec d'autres (Fabula.org), comme dans les cours qu'elle donne à Normale-Sup ou à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle s'efforce de transmettre aux étudiants sa confiance dans les livres, sa passion pour la littérature comme forme esthétique et comme force vitale. C'est sa manière à elle, discrète mais intraitable, de s'engager. Et quand on la presse de prendre position dans les débats qui opposent partisans de la "haute" culture et avocats des oeuvres "populaires", quand on lui demande si à ses yeux n'importe quel texte, qu'il soit savant ou "vulgaire", permet de façonner sa propre existence, elle répond en baissant les yeux, visiblement gênée : "C'est une question embarrassante, que j'ai moi-même dénouée tardivement dans ma vie. Je n'ai pas envie de faire honte aux gens de leurs pratiques. Plus tard, ce sera peut-être la prochaine étape, j'essaierai de trouver la bonne position, pour transformer ma trajectoire personnelle en proposition collective. Mais pour le moment, plutôt que de dire "arrêtez de lire des conneries !", je préfère montrer ce qu'on trouve dans la moitié d'un vers de Baudelaire. Je préfère donner ce conseil à mes étudiants : n'ayez pas peur de vous laisser dominer par la littérature, n'ayez pas peur de vous confronter à des oeuvres qui sont plus fortes que vous !" Cela posé, Marielle Macé laisse un silence s'installer, avant de conclure par ce beau lapsus : "Mais en disant cela, je ne réponds peut-être pas vraiment à ma question"...


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