mercredi 16 juin 2021

Proust et Sodome - France Culture

Proust et Sodome - France Culture

Le baron Palamède de Charlus est sans conteste l'une des créations les plus saisissantes de Proust. Qu'il soit le miroir ou non de Robert de Montesquiou importe finalement assez peu : ce qu'on en retient, c'est son regard, sa voix, et la réflexion théorique qu'il apporte sur la "race maudite".

Portrait de Robert de Montesquiou (1897), l'un des modèles les plus célèbres du personnage de Charlus, exposé au Musée d'Orsay
Portrait de Robert de Montesquiou (1897), 
l'un des modèles les plus célèbres du personnage de Charlus, 
exposé au Musée d'Orsay Crédits : Giovanni Boldini

Le professeur Philippe Berthier, pour parler du Baron de Charlus, pose d'emblée la question du modèle de ce personnage :

Certains ont identifié complètement Charlus au comte Robert de Montesquiou, dont ils ont fait la clé unique du personnage. À mon humble avis, que je crois partagé par les autorités, il n'y a jamais chez Proust une seule clé pour comprendre un personnage. Jamais un personnage romanesque ne renvoie à un seul modèle réel.

Montesquiou en a souffert indubitablement. Il est indubitable qu'il a été attristé et marri parce qu'il considérait que Proust avait forcé la note comique, voire grotesque : c'était offensant. Certains critiques et biographes de Proust ont même été jusqu’à soutenir que Proust avait assassiné Montesquiou par l'intermédiaire de Charlus, que Montesquiou était mort de s'être reconnu et surtout de savoir qu'on l'avait reconnu dans le personnage de Charlus. 

Proust met forcément beaucoup de lui-même dans ce personnage - fût-ce pour l'éloigner de lui et s'en débarrasser : en le transformant en guignol sublime - il y a vraiment un comique charlusien extraordinairement travaillé -, Proust essaie de mettre à distance ce personnage qui par d'autres aspects le touche de si près. 

Il nous dresse le portrait du Baron, aussi bien physique que psychologique :

Son physique au premier abord est ultra-viril : coiffure en brosse tout à fait militaire, grand sportif [...], Charlus a horreur de tout ce qui est efféminé. Il affiche une sorte d'hyper-virilité dont un regard superficiel pourrait être la dupe. Mais sa véritable nature, qui essentiellement féminine, transpire par tous les pores au regard perspicace. Et le narrateur en a la brusque révélation un jour qu'il surprend le Baron assoupi : d'un seul coup, les défenses immunitaires s'étant relâchées, le jeu toujours extrêmement contrôlé ne pouvant plus exercer sa censure, la femme profondément cachée et refoulée en Charlus ressort complètement. 

C'est une pièce de musée dans le salon Guermantes. Il cultive son côté anachronique, ou archaïque, avec délectation.

C'est un artiste dans l'âme. C'est ce qui fait son immense supériorité sur les gens de son monde. C'est quelqu'un qui a tous les dons, mais qui n'en fait rien. Proust le souligne avec une certaine cruauté. 

Ce sur quoi il insiste le plus, en somme, c'est l'immense complexité de ce personnage :

C'est un personnage qui n'est que complexité. C'est le personnage le moins simple qui soit. La richesse du personnage, inépuisable, c'est qu'il est dans un clair-obscur tout à fait mouvant. Il est impossible de l’étiqueter et de le réduire à une formule simple. En lui se combattent des forces, des pulsions tout à fait antagonistes. C'est un personnage qui incarne l'instabilité de l'être en tant que grand "névropathe", comme l'appelle Swann. C'est un personnage qu'on ne peut pas fixer, qui est un tissu de contradictions ou au moins de tensions extrêmes, qui empêche toute simplification.

Philippe Berthier s'interroge aussi sur l'image de l'homosexuel véhiculée par le personnage de Charlus, en émettant même l'hypothèse d'une forme de quasi homophobie :

Il suffit d'observer la réaction de certains homosexuels contemporains. Gide, par exemple, a été absolument écœuré par Charlus. Il a fait des reproches cinglants à Proust, en lui disant qu'il lui serait très difficile de lui pardonner d’avoir donné de l'uranisme une image aussi grotesque et abjecte. Il ne s'est pas du tout reconnu. 

Beaucoup d'homosexuels ne se sont pas du tout reconnus et ont soupçonné Proust de régler des comptes, comme si cet homosexuel qu'il était était aussi secrètement homophobe quelque part. 

À l'heure du Mariage pour tous, on a besoin d'un véritable effort d'accommodation intellectuelle pour comprendre la charge subversive qui était celle des descriptions et évocations de Proust - quoiqu'il ne faille pas non plus la surestimer [...]. Mais il faut dire que nul avant Proust n'avait dans une œuvre de cette ampleur et de cette portée fait à l'homosexualité cette part absolument énorme, essentielle. Cela n'a rien d'une œuvre militante, mais il s'agissait plutôt de faire une étude générale sur le désir, et le choix de l'objet de son désir. De ce point de vue-là, l'œuvre de Proust est fondatrice, et on n'a jamais fait plus ni mieux.

Par Matthieu Garrigou-Lagrange. Réalisé par Laurence Millet. Prise de son : Alexandre Dang.

Avec Philippe Berthier (professeur émérite à l'Université Paris III-Sorbonne Nouvelle ; auteur notamment de Charlus, et Saint-Loup).

Extraits lus :

  • À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust
  • Sodome et Gomorrhe, Marcel Proust
  • Sodome et Gomorrhe, Partie II, Chapitre 2, Marcel Proust
  • Sodome et Gomorrhe, Partie I, Marcel Proust

Extraits audio :

  • André Maurois évoquant le personnage "monstrueux" de Charlus

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