Chaque mois, la Bibliothèque nationale de France met en lumière une œuvre d’écrivaine, à télécharger gratuitement dans Gallica. Aujourd’hui, «Agnès», nouvelle publiée anonymement en 1927 par une autrice dont la grande majorité de l’œuvre paraîtra à titre posthume.
Catherine Pozzi vers 1900, reproduit dans «Catherine Pozzi, Journal 1913-1934», éditions Claire Paulhan et Phébus libretto, 2005. (DR)
par Sophie Robert, pour la Bibliothèque nationale de France
publié le 6 septembre 2021 à 17h01
«C’est une femme. Ces trois mots-là pèseront lourd, hélas, sur l’œuvre de Marie Jaëll : ils seront cause longtemps que ceux qui pourraient la comprendre, ne liront pas ses livres.» Dès la parution de son premier article, Catherine Pozzi pose la question du devenir des œuvres féminines. Dans «Le problème de la beauté musicale et la science du mouvement intelligent» (Les Cahiers alsaciens, janvier 1914), c’est à propos de la compositrice et musicologue Marie Jaëll, qui lui enseigna le piano et sa méthode. La citation résonne étrangement aujourd’hui, car elle peut s’entendre aussi à propos de l’œuvre de Catherine Pozzi elle-même. On pourrait d’ailleurs poursuivre le parallèle jusqu’à leurs postérités, puisque le journal de Marie Jaëll vient d’être publié.
Catherine Pozzi (1882-1934) a pris conscience très tôt de son statut de femme, notamment parce qu’elle eut tout le loisir de comparer l’éducation reçue par son frère Jean et la sienne. Leur père Samuel Pozzi (1846-1918) était pourtant un esprit éclairé. Chirurgien, premier titulaire de la chaire de gynécologie à la Faculté de médecine de Paris, il fréquentait les milieux littéraires, artistiques et mondains (1). Alors que son frère étudie au lycée Condorcet puis à la Sorbonne, le bagage de Catherine Pozzi est beaucoup plus fragmentaire : elle doit se contenter de gouvernantes, de précepteurs ou de cours privés pour demoiselles. Pour autant, consciente de ses lacunes, elle n’a de cesse de se perfectionner, passant la première partie du baccalauréat à l’âge de 36 ans, la seconde à 45 ans. Elle étudie ensuite la biologie et réfléchit à l’hérédité et aux liens avec les ancêtres dans un essai publié sous le titre de Peau d’âme (Corrêa, 1935). Enfant et jeune fille, elle écrit un journal intime, l’interrompt lorsqu’elle se marie avec Edouard Bourdet, puis le reprend et le tiendra jusqu’à la fin de sa vie. L’édition en a été établie par Claire Paulhan, en 1987 pour les années 1913-1934 et en 1995 pour 1893-1906. Son journal, son essai philosophique et son œuvre poétique restent posthumes. Elle n’a, de son vivant, publié que sept articles, un poème et une nouvelle intitulée Agnès.
«L’opinion commune est que C.K. est un homme»
Agnès a d’abord été publiée dans la Nouvelle Revue française, avec pour seule signature les initiales C.K.. Même le rédacteur en chef, Jean Paulhan, ne connaît pas l’identité de l’auteur qu’il publie. Paul Valéry avait tout d’abord proposé le manuscrit anonyme à Marguerite Caetani, princesse de Bassiano, mécène de la revue Commerce, avant que Jean Paulhan n’accepte «cette fraîche merveille». Le sommaire du 1er février 1927 est particulièrement prestigieux, C.K. est publié à la suite d’écrits de Rilke et de Larbaud et juste avant ceux de Gide et de Proust. Ce qui est, a posteriori, un heureux hasard, puisque Catherine Pozzi et Rilke, le traducteur de Paul Valéry, se connaissaient et que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ont probablement inspiré l’écriture d’Agnès.
Ce numéro provoque une certaine animation dans le milieu littéraire, chacun essayant de deviner qui se cache derrière ces initiales. La seule information connue étant le rôle d’entremetteur de Paul Valéry, rapidement le bruit court qu’il en est l’auteur, ou bien sa fille Agathe. On pourrait croire que Jean Paulhan se moque déjà des théories sur l’écriture féminine lorsqu’il écrit à Paul Valéry : «L’opinion commune est que C.K. est un homme ; pourtant l’on dit aussi qu’Agnès ressemble à une toile de Marie Laurencin.» Seule Anna de Noailles soupçonnera la vérité, ayant reconnu Samuel Pozzi dans le portrait du père.
Jean Paulhan fait parvenir à Catherine Pozzi des exemplaires d’un tirage à part de la NRF d’Agnès. Cependant il n’est pas mis dans la confidence de l’édition hors commerce de cinquante exemplaires, financée par l’autrice, qui va connaître un grand succès commercial auprès des collectionneurs. Paul Valéry s’était d’ailleurs proposé de l’illustrer, mais il préféra ne plus mêler son nom au destin d’Agnès, s’étant engagé auprès de sa femme à ne plus avoir de relations avec Catherine Pozzi.
Les réactions de cette dernière devant son œuvre publiée sont changeantes et ambiguës : «J’avais une sorte d’horreur sacrée de voir mon cœur en imprimé. J’ai déchiré l’annonce du sommaire dans les journaux. J’ai souhaité que cela n’ait pas été. Mais les gens qui m’ont aimée sans savoir, je les aime sans le leur dire» (8 février 1927) ; puis elle s’en amuse : «Mille lecteurs […] à l’éditeur /ont dit sans peur /que de ce cœur /ils sont la sœur. /Mais sous son initiale étrange et solitaire /Agnès con-ti-nu-ait de se taire» (14 mars). Si elle a pu être vexée que Paul Valéry soit soupçonné d’en être l’auteur, elle est profondément déprimée lorsque, en mai, leurs deux noms sont associés : «Quelle que soit l’œuvre que je publie, ce sera toujours lui, puisque l’on croit que nous “travaillons ensemble” et que l’on n’attribue pas, en général, à l’influence de la lune, l’éclat du soleil. Agnès est moi, et tout entière ; et je l’aime comme j’aimais moi. Depuis hier, je ne m’aime plus» (9 mai).
Un être imaginaire à qui elle écrit
Si sa réaction est aussi virulente, c’est que l’histoire de la publication d’Agnès rejoint celle de sa rédaction et exacerbe plus encore sa rivalité avec Paul Valéry et ses propres contradictions. Alors que le public se demande qui est C.K., cette signature seule est au contraire transparente pour ses proches, puisque ce sont les initiales de son prénom et d’un de ses surnoms, «Karin». La matière autobiographique de la nouvelle en devient évidente. La narratrice d’Agnès, jeune fille solitaire au sein de sa famille bourgeoise, dont le père mondain est la plupart du temps absent, établit un programme en vue de se perfectionner et invente un être imaginaire à qui elle écrit. Enfant et adolescente, Catherine Pozzi a pratiqué ces formes épistolaires, instaurant un dialogue avec un double qu’elle rêve de rencontrer.
Cette âme sœur, Catherine a pensé la rencontrer plusieurs fois : en Audrey Deacon, à qui Agnès est dédié (uniquement dans l’édition hors commerce), ou André Fernet, tous deux morts prématurément, et enfin en Paul Valéry au début des années 20. Partageant l’intérêt de celui-ci pour les mathématiques et la philosophie, Catherine Pozzi se met au service de son œuvre en lui faisant part de ses recherches ou en classant et annotant ses Cahiers.
Au début de leur liaison, en 1922, elle rédige une première version d’Agnès. Elle avouera ensuite : «Je n’ai pu écrire que parce qu’un instant je m’étais aimée.» Paul Valéry exprime son admiration, mais elle ne se sent pas encouragée à poursuivre. Quatre ans plus tard, «j’ai décidé brusquement de la publier, après avoir lu, sur un cahier de Valéry, une version “arrangée” de mon travail qu’il allait publier un jour, comme je vis imprimées dans Eurêka, des pages de mes pages, ou Rhumbs, des passages» (21 avril 1927). L’utilisation par Paul Valéry de leurs réflexions communes la blesse de plus en plus.
Elle reprend, termine et souhaite publier, mais le piège se referme à nouveau sur elle puisque après le refus d’un directeur de revue sollicité par Marie de Régnier, c’est à Paul Valéry qu’elle demande de l’aide, celui-là même qu’elle accuse de la piller. On comprend mieux pourquoi, malgré son goût pour l’anonymat, elle se décide à révéler son identité à Jean Paulhan, au moment où la rumeur laisse entendre qu’Agnès est le résultat d’une collaboration avec Paul Valéry.
En 1931, Catherine Pozzi soulignera encore plus clairement le caractère autobiographique d’Agnès en la complétant d’une courte suite, le récit d’une nuit de noces (10 août 1921 dans son journal), et en souhaitant que l’ensemble soit placé en tête de son journal qui commence en 1913, quatre ans après son mariage avec Edouard Bourdet. On peut lire cet épilogue dans l’édition posthume d’Agnès par Lawrence Joseph (la Différence, 1988). Cependant, il ne faut pas restreindre la portée autobiographique de cette nouvelle à sa seule désillusion de jeune mariée, qu’Edouard Bourdet a de son côté mis en scène dans le Rubicon (Fasquelle, 1910). Elle se nomme d’ailleurs «Agnès» dans son journal, notamment pendant l’année 1927.
«Je sais que je vous vaux»
De plus, le 25 août 1927, elle écrit : «Je veux seulement que l’on publie le poème dont j’ai donné une copie à H. de Régnier et suivant la version que je vais tenter d’écrire sur mon exemplaire d’Agnès». Ave atque Vale, écrit en mai 1926 est à la fois l’adieu, qui en latin équivaut aux deux premières syllabes du nom de famille de son destinataire et aussi une réponse littéraire à Paul Valéry, après la découverte de son pillage d’Agnès. En choisissant son exemplaire d’auteur (donné à la Bibliothèque nationale par son fils, Claude Bourdet, en 1935) comme support de la version définitive de son poème, écho d’une première tentative de rupture avec Paul Valéry, elle marque matériellement le lien, avec toutes ses ambiguïtés, entre cette œuvre et leur relation. Probablement trop intime et crypté, elle refusera de le communiquer à Jean Paulhan et il ne sera publié qu’après sa mort sous le titre Vale avec une ponctuation différente et une variante.
Profondément éprise, elle ne cache aucun de ses états d’âme à Paul Valéry, mais s’en éloignera définitivement un an plus tard. Si elle a réalisé son rêve de double fusionnel, à l’image de ses annotations dans les Cahiers de Paul Valéry et des dessins de ce dernier dans ses carnets, cela provoque chez elle trop de souffrances et de jalousie. Elle est prise entre deux feux, avec d’un côté son envie de travail intellectuel sans public ni publication, en osmose avec lui (7 décembre 1927), et de l’autre, sa volonté de revendiquer ce qui intellectuellement lui appartient, et de rejeter le mode de vie de Paul Valéry, qu’elle méprise de plus en plus, en particulier au moment de son élection à l’Académie française.
En mettant en lumière les contradictions de Paul Valéry, elle ravive les siennes, passant souvent de la modestie à l’orgueil et à l’arrogance sans transition : «Je sais que je vous vaux» (10 janvier 1927). Pourtant, la question de la publication et de la signature, chez Catherine Pozzi, dépasse sûrement la problématique de la domination intellectuelle et sociale : «Je ne puis m’habituer à lire mon nom au bas d’un poème ; comme à propos d’Agnès, qui était aussi un jeu de l’âme et du hasard» (3).
(1) Deux publications récentes s’intéressent à cette figure éminente : les Pozzi, une famille d’exception de Jean-Philippe Brial Fontelive, Esprit de Pays, 2019 et l’Homme en rouge de Julian Barnes, Mercure de France, 2020.
(2) «Le cahier août-décembre 1927 de Catherine Pozzi» par Françoise Simonet-Tenant.
(3) Lettre à Jean Paulhan, 9 novembre 1929, tirée de Catherine Pozzi et Jean Paulhan : correspondance 1926-1934, éd. Claire Paulhan, 1999.
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