mardi 2 mars 2021

Livre - Sappho, l'éternelle amoureuse - Aurore Guillemette

 


Première grande poétesse de l'Histoire, Sapphô connut dans l'Antiquité une exceptionnelle célébrité. Dixième des Muses, selon Platon, et illustre représentante d'une poésie lyrique renouvelée, son talent inégalé et ses amitiés passionnelles avec les jeunes femmes de Lesbos allaient marquer à jamais l'histoire de la littérature en Occident. Néanmoins, Sapphô devint vite une figure ambivalente : symbole de l'amour et de la liberté pour les uns, de la perversion pour les autres. Son oeuvre fut impitoyablement traquée et détruite par les représentants d'une morale à qui sa vie paraissait condamnable. Des douze mille vers que son uvre comptait, quelques centaines seulement ont survécu à l'épreuve du temps. Cette édition illustrée rassemble les plus beaux fragments qui nous sont parvenus, dans une nouvelle traduction qui en restitue toute l'émotion et le souffle originel.


Sapphô n’était ni prostituée, ni érotomane, ni dépravée. Elle n’a jamais tenté de se suicider par amour. Phaon son amour n’a jamais existé. Elle ne s’est jamais rendue à Leucade. Elle était épouse et mère. Après avoir été exilée en Sicile, elle est revenue à Lesbos, son île natale, pour y mourir de vieillesse. Selon la Souda, Sapphô serait née en 612 av. J.-C.. Il existe un ensemble de sources qui concordent sur le fait que Sapphô vivait aux alentours des années 620-591. Aucun auteur ne donne d’indication sur la date de sa mort. Elle aurait été mariée vers ses 13 ans à une grande fortune de l’île d’Andros, Cercala qui aurait disparu assez tôt de sa vie. Elle aurait eu avec lui une fille, Cléïs. Brune au teint mat et de taille moyenne, Sapphô, malgré des « yeux vifs et brillants » n’était probablement pas considérée comme « belle » au sens strictement athénien. Se retrouvant très jeune veuve et mère, mais surtout sans protection en raison de l’absence de son frère aîné, Charaxos, Sapphô put probablement acquérir sa liberté, en tant que femme, au prix de cet éclatement familial et de son appartenance à l’aristocratie.

Qui lui a fait la réputation sulfureuse de débauchée qu’on lui prête ?

Sapphô ne cache pas dans sa poésie son amour des jeunes filles et son désir pour elles. De la part d’une femme, cette liberté de ton est exceptionnelle et ses successeurs vont largement la critiquer ou essayer de dissimuler son homosexualité. Au cours des deux siècles qui se sont écoulés entre la mort de la poétesse à Lesbos et sa résurrection littéraire à Athènes, la connaissance des vraies circonstances de sa vie se serait amenuisée, en même temps que la popularité de ses poésies, au point qu’on ne savait presque plus rien d’elle, sinon qu’elle avait été une grande poétesse de l’amour et qu’elle était née à Lesbos. L’invention comique obscène se serait alors engouffrée dans le vide laissé par l’inexactitude des connaissances historiques. La plupart des érudits anciens qui ont tenté de donner sens à cette masse d’informations ont dédoublé la personne de Sapphô, en déclarant qu’il existait en fait deux Sapphô. Attribuant certains traits à la première et les autres à la seconde, de façon à créer deux personnes, toutes deux nommées Sapphô, l’une identifiée à la poétesse, et l’autre à une prostituée. La Sapphô lyrique conserve ses liens avec les parents et les amies mentionnés dans les poèmes existants ; de l’autre, la Sapphô comique n’aurait évidemment jamais pu avoir tant d’amants si elle n’avait pas été une prostituée professionnelle.

Il n’en reste pas moins qu’elle aima les belles jeunes filles.

L’homosexualité, ou plutôt la pédérastie, était une pratique répandue dans le milieu aristocratique de la Grèce archaïque, et n’excluait pas les relations hétérosexuelles, notamment dans le cadre du mariage. Cela explique que Sapphô, qui appartenait à ce milieu, aurait été homosexuelle en ayant été mariée. Toutefois, les relations homosexuelles connues dans les thiases, ces écoles de savoirs pour jeunes filles, ne pouvaient pas être de nature pédérastique. Contrairement aux groupes masculins, où cette pratique était un élément de la fonction initiatique du groupe, destinée à préparer les adolescents à la vie adulte , dans les thiases, les relations amoureuses étaient autonomes. Elles étaient sans rapport avec la sexualité considérée comme « normale » — c’est-à-dire hétérosexuelle —, et n’avaient donc pas de valeur pédagogique. C’est la raison pour laquelle les relations amoureuses pouvaient avoir lieu entre femmes et prendre la forme de mariages rituels. Dans cette institution exclusivement féminine, on cultivait et développait son Éros par la recherche de la beauté, aussi bien du corps que de l’esprit. Entre ces femmes s’instaurait la « philía », ce sentiment à mi-chemin entre ce que nous nommons amour et amitié, jusque-là réservé aux hommes. Il n’y avait plus de dominant et de dominé comme dans les couples hétérosexuels, ou d’éraste et d’éromène comme dans la pédérastie, mais deux êtres semblables qui s’aimaient en dehors des codes établis et qui n’obéissaient qu’à la nature et aux dieux.

Fut-elle féministe ?

L’histoire politique de Sapphô, en raison de sa condamnation à l’exil, sonne comme un hymne de résistance à l’oppression et de liberté. Son père était l’héritier d’une haute lignée, ce qui conférait à sa fille une place particulière rendant possible la direction d’un thiase dédié à la transmission des savoirs. L’éducation musicale et poétique y était dispensée sous une forme initiatique et ritualisée, comme des cours de danse, théâtre, géographie et Histoire. On y pratiquait également ce que l’on appelle le « culte à Mystères » d’Aphrodite, « Mystères » étant à entendre au sens de « rite secret ». Ces centres éducatifs étaient des écoles pour les vierges de Lesbos. Les femmes grecques avaeient un statut que l’on pourrait résumer en ces termes : « Nous avons les courtisanes en vue du plaisir, les concubines pour nous fournir les soins journaliers, les épouses pour qu’elles nous donnent des enfants légitimes et soient les gardiennes fidèles de notre intérieur. » Mais l’enseignement de Sapphô était une véritable initiation à la liberté.

Beaucoup de documents la concernant ont été détruits par l’église au XIe siècle.

La destruction des documents la concernant, à Rome et à Byzance, fut en effet ordonnée par les autorités ecclésiastiques en 1073, sous le pontificat de Grégoire VII. En l’état actuel des connaissances, nul ne peut se faire une idée précise d’un seul texte intégral de Sapphô. Ses Livres sont perdus. Sapphô a été très célèbre et appréciée dans l’Antiquité : plus de cent auteurs anciens l’ont citée ou ont parlé d’elle. Nous savons, grâce aux mots du poète comique Épicrate, qu’Athénée est épris de cette poésie quand il affirme que « nous devrions tous apprendre les poèmes d’amour de Sapphô » ; et, par là même, que l’œuvre de la poétesse a été préservée au moins jusqu’à cette date, à savoir le IIIe siècle de notre ère. Ce qu’il nous reste aujourd’hui est minime. Ce qui demeure pour la lecture des poèmes de la Dixième Muse est seulement constitué de fragments provenant de sources diverses : d’abord de citations d’auteurs anciens et ensuite de ses textes retrouvés en Égypte à Oxyrhynque à la fin du XIXe siècle sur des papyri détériorés. La poignée de vers (environ 650, inégalement répartis sur les neuf Livres composant son œuvre) qui est parvenue jusqu’à nous, nous vient en partie des grammairiens antiques qui commentent les vers ou les poèmes ; certains par des auteurs qui font référence aux vers de Sapphô pour des raisons mythiques ; d’autres encore proviennent de papyri récemment découverts. Sans doute, un beau jour, dans la nuit d’un tombeau, dans l’épaisseur d’un coffre, sous la lourdeur d’une pierre, sous la poussière d’une ruine, à l’abri dans une terre chaude ou simplement dans l’archive secrète d’une bibliothèque qui garde encore ses secrets, on retrouvera la copie intégrale de l’œuvre de la Dixième Muse. Alors d’autres pages s’écriront.

Votre ouvrage est consacré en grande partie aux écrits de la poétesse que vous présentez en grec et en français. Ce fut un travail magistral ?

La traduction en tant que telle, depuis le grec vers le français, n’a pas pris un temps considérable. C’est vraiment le travail de recherches, notamment biographique, qui aura été le plus compliqué, mais, de loin, le plus intéressant. Le tout nous a pris près de 5 ans, depuis l’écriture du manuscrit jusqu’à son édition. Le plus dur reste à faire : faire vivre le livre ! Nous nous sommes efforcés, avec Aurélien, de remplir l’étrange et terrifiante exigence qu’est celle de rendre le souffle à un chef d’œuvre de la littérature. Rétablir la vérité sur Sapphô s’est ensuite imposé. Aujourd’hui, sa poésie a une portée universelle.

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