"Que reste-t-il des émotions, des rêves, des désirs quand on disparaît ? L'homme d'Aden, l'empoisonneur de Harrar sont-ils les mêmes que l'adolescent furieux qui poussa une nuit la porte du café de la rue Madame, son regard sombre passant sur un enfant de neuf ans qui était mon grand-père ? Je marche dans toutes ces rues, j'entends le bruit de mes talons qui résonne dans la nuit, rue Victor-Cousin, rue Serpente, place Maubert, dans les rues de la Contrescarpe. Celui que je cherche n'a plus de nom. Il est moins qu'une trace moins qu'un fantôme.Il est en moi, comme une vibration, comme un désir, un élan de l'imagination, un rebond du cœur, pour mieux m'envoler. D'ailleurs je prends demain l'avion pour l'autre bout du monde. L'autre extrémité du temps."
Jean-Marie Gustave Le Clézio, "La Quarantaine" (1995) : le temps suspendu de la maladie
Fin XIXe siècle, à bord de l’Ava pour rentrer chez eux, Léon et son frère Jacques voguent vers l’île Maurice. Après une escale imprévue à Zanzibar, deux des passagers de leur embarquement révèlent des symptômes de variole. Tous sont contraints de débarquer sur l’île Plate, havre volcanique de l’Océan Indien, où ils devront rester en quarantaine pour une durée indéterminée. Inspiré par un événement de la vie de son grand-père, Le Clézio rapporte dans La Quarantaine l’expérience de l’isolement forcé, sur une île où la colonisation sépare les Européens des "coolies", ces immigrés indiens engagés pour travailler dans les colonies. Contrairement aux auteurs cités précédemment, Le Clézio s'attache moins à décrire la maladie que l'imaginaire stimulé par l'exil en nous-mêmes. Léon porte le récit à la première personne, retrace sa rencontre avec la belle Suryavati, ou encore ses escapades entre le quartier de la Quarantaine, réservé aux Européens, et celui des Indiens. Jacques semble bien plus inquiet : "Nous sommes prisonniers" s'alarme-t-il. L’attente désespérée d’un navire de sauvetage, les jeux de pouvoir entre deux mondes, les rapports de force au sein de leur propre communauté redoublent l’atmosphère morbide imposée par l’épidémie. Et pourtant, au-delà du marasme, Léon nous raconte dans un phrasé intime comment il s’imprègne de la nature rugissante de l’île. Il transgresse l’enfermement mental de la quarantaine.
La lune éclaire le sable et la lagune. Le vent a lavé le ciel noir. Il fait presque froid. Je marche pieds nus sur mon sentier, sans faire de bruit. Je suis vêtu seulement d’un pantalon et d’une chemise sans col, et l’air de la nuit me fait frissonner délicieusement. J’ai le cœur qui bat comme un collégien qui a fait le mur. Tandis que j’attendais que tout le monde soit endormi, j’écoutais les coups de mon cœur, il me semblait qu’ils résonnaient dans tout le bâtiment de la Quarantaine, jusque dans le sol, qu’ils se mêlaient à la vibration régulière qui marque le passage du temps. Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. Sans doute l’eau de mer, le sable noir, ou le talc qui affleure, qui vole dans les rafales de vent. Je l’ai mise de côté, je ne sais plus où, je l’ai oubliée, peut-être dans la trousse de médecin de Jacques, avec mes boutons de manchette et le petit crayon en or de l’arrière-grand-père Eliacin. Maintenant, j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les battements de mon cœur. J. M. G. Le Clézio, La Quarantaine
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