Le dernier roman de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, laissé inachevé par sa mort brutale en mai 1880 et publié à titre posthume, est plus intrigant et plus novateur encore que les précédents. Même amputée de son deuxième tome, resté en chantier, cette « encyclopédie de la bêtise », dans laquelle l’écrivain « affirme la possibilité d’écrire un roman qui nie le romanesque » (Blanchot) est aujourd’hui encore un véritable ovni littéraire qui a suscité les analyses les plus diverses.
Bouvard et Pécuchet est une Odyssée. La littérature (profane - c'est-à-dire la vraie) commence avec Homère (déjà grand sceptique) et toute grande œuvre est soit une Iliade, soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satiricon, La Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte, et naturellement Ulysse (où l'on reconnaît d'ailleurs l'influence directe de Bouvard et Pécuchet) sont des odyssées, c'est-à-dire des récits de temps pleins. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu : devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes.
Avoir l'esprit bourgeois, c'est penser selon les habitudes de son milieu et s'y conformer. Sa vie durant, Flaubert joua de la lyre, du couteau (à découper) et de la massue.
Au cours de sa vaste entreprise de démolition, lui vint l'idée diabolique du « Dictionnaire des idées reçues » à partir d'une constatation de génie : le propre des gens bêtes est de craindre par dessus tout de paraître tels.
Pour les vaincre, il faut donc les conduire à s'étouffer dans cette crainte...
Gustave Flaubert (1821-1880), une apparition (2007 - Une vie, une œuvre / France Culture)
Gustave Flaubert (1821-1880), une apparition (2007 - Une vie, une œuvre / France Culture). Diffusion sur France Culture le 29 novembre 2007. Un documentaire de Sophie Berdah, réalisé par Lionel Quantin. « Il me monte de la merde dans la bouche. J'en veux faire une pâte dont je barbouillerai le XIXème siècle », écrit Flaubert à son ami Louis Bouilhet en 1855, un an avant la publication de "Madame Bovary", sans même en imaginer les effets : procès, succès, et grandes mondanités. Alors quoi, il en aurait profité, lui qui avait en tête un plan (littérairement) terroriste ? Il en aurait profité, oui, aurait flirté avec la princesse Mathilde, cousine du très raillé Napoléon III, aurait dansé aux Tuileries et accepté sa Légion d'honneur, lui qui fanfaronnait quelque temps auparavant, fier de son aphorisme : « Le grade dégrade. » Il s'arrangeait, en fait, en quête tardive d'une reconnaissance littéraire, lui qui fut si blessé de connaître le succès par ses deux premières œuvres, puis plus rien. Et c'est autour de ce "rien", de ce vide qui grandit, de ces passions inactives et grises qu'il continuât à écrire, "L'Éducation sentimentale" notamment, toujours plus incompris. Mais des 4000 lettres qui composent sa correspondance, il émane aussi d'autres mystères : un jeune homme métamorphosé par l'année 46 ("Tout tombe autour de moi"), une sexualité colorée ("Départ de Rouen noyé de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne (...) Manière féroce dont elle se déshabillait, jetant tout à bas (...) amour si violent qu'il tourne au sadisme - plaisir du supplice"), et des airs de Cassandre ("Nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique"). Bien qu'il soit aujourd'hui unanimement salué, on lui reprocha "une peinture admirable sous le rapport du talent, mais exécrable au point de vue de la morale" (Ernest Pinard, avocat), un rapport à l'amour fait d'absences répétées (Louise Colet) et des manières trop provinciales (Edmond de Goncourt). De s'enfermer à Croisset des mois durant avec son chien Julio, de louer un appartement boulevard du Temple pour y faire le pitre en pantalon chinois, et d'écrire des livres déprimants. Et puis quoi, qu'en reste-t-il ? Comment le saisir ? D'où vient ce mystère, cette fascination posthume ? Des "apparitions", sans doute, encore. Avec : Anne Herschberg Pierrot, professeur à l’université Paris VIII, responsable de l’équipe Flaubert au CNRS (2006-2015) Pierre-Marc de Biasi, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de Flaubert Arlette Dubois, conservatrice au musée Flaubert de Rouen Philippe Dufour, professeur de littérature du XIXe siècle à l’université de Tours
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