L’œuvre de Yasmina Reza peut être lue comme une comédie pascalienne sur la condition humaine. L’auteur des Pensées faisait déjà de la société un théâtre délirant où chacun se croit au centre de la scène, mais craint par-dessus tout que les autres personnages ne jouent pas le jeu : à tout moment, ils pourraient révéler notre misère fondamentale en désignant, sous le masque de l’orgueilleux « moi », la vérité du condamné à mort. Penser, dans ces conditions, c’est se reconnaître vulnérable, affronter notre étrangeté.
Le pari de Yasmina Reza, comme dramaturge et comme écrivaine, consiste à faire coïncider cet acte de pensée avec un éclat de rire. Un rire de sursaut et de liberté qu’elle introduit dans les situations les plus ordinaires, et qui explose encore dans son nouveau roman, Serge. Comme toujours avec elle, l’intrigue est loin de former l’essentiel. Disons simplement qu’il est question d’une fratrie, Serge, Jean et Anne, qui entreprend de faire un voyage à Auschwitz.
Yasmina Reza, l'écriture des catastrophes intimes et collectives
Marc Weitzmann reçoit Yasmina Reza à l'occasion de la parution de son roman "Serge", méditation sur les catastrophes de l'Histoire, la mémoire et le temps.
Comment parler du monde, comment donner forme à ses catastrophes en littérature aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, il y a deux sortes d’écrivains. Il y a les écrivains qui s’engagent, ceux qui pour parler du monde, explorent les tares de la société telles qu’ils croient les voir, et font de la fiction le commentaire scandalisé d’une actualité toujours changeante ; et puis ceux, moins nombreux, qui se désintéressent des variations quotidiennes du malheur pour se pencher sur l’invariant de l’énigme humaine en ses métamorphoses.
C’est à la seconde catégorie qu’appartient Yasmina Reza depuis qu’elle a commencé à écrire ses comédies et ses romans sombres, tout en maintenant avec le monde tel qu’il va une distance de loup. Parfois cependant il arrive que les obsessions existentielles intimes d’un écrivain entrent en résonance avec le temps qu’il vit. C’est le cas avec le roman qu’elle sort en ce moment, dont le titre sobre, Serge, contraste avec la densité. A la fois portrait de famille, méditation sur la mémoire des cataclysmes historiques, et sur le temps, et chronique d’un sentiment d’échec qui transcende toutes les réussites : telle est la matière de ce livre puissant, peut-être le plus ambitieux de son auteur, certainement le premier des romans de Yasmina Reza à prendre à bras-le-corps le sentiment de désastre que nous sommes probablement tous en train d’éprouver d’une façon ou d’une autre, et qui ne hantait jusqu’ici son œuvre littéraire et théâtrale que de manière implicite.
-Nouvelle écoute pour cette émission initialement diffusée le 24 janvier 2021-
L'écriture
J'ai fait ce choix, j'ai pris le "je" d'un des personnages du livre qui lui-même inséré dans l'histoire qu'on va raconter, raconte pour les autres aussi ce qui se passe. J'ai énormément aimé ce prisme. Il se tient au milieu d'une fratrie [...] tous ces personnages-là sont vus par l'œil complètement subjectif du frère qui a le droit de dire ce qu'il veut, de mentir, de donner sa propre impression. Ce n'est en rien une narration objective et c'est aussi cela qui permet l'humour, le désespoir et les réflexions sur la vie. Yasmina Reza
J'ai traité de la solitude, de la brutalité aussi. Aujourd'hui, on voudrait faire croire que l'homme n'est pas brutal, que la brutalité n'existe pas comme une chose fondamentale [...] On voudrait exclure la brutalité, au-delà du réflexe d'être. [...] Toutes les injonctions de bonnes intentions ont très vite leurs limites et s'arrêtent avec les nerfs ! Yasmina Reza
C'est cela que je cherche dans l'écriture, c'est cet endroit-là de la vérité de l'être. [...] Je ne comprends pas cette formule de "devoir de mémoire". Yasmina Reza
Références musicales
Because de Rosemary Standley
You want it darker de Léonard Cohen
Time de David Bowie
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