Le nom de Goncourt connaît la célébrité grâce au plus fameux des prix
littéraires, mais il mérite aussi de survivre car il fut porté par deux
frères, hommes de lettres novateurs, irremplaçables témoins de leur
temps.
Leur double biographie ressuscite un demi-siècle de vie littéraire et
artistique, où l’on croise Gautier et Flaubert, où l’on côtoie Renan,
Taine, Berthelot, Daudet, Zola. Collectionneurs impénitents, esthètes
dolents et élitistes, Jules et Edmond de Goncourt ont transformé leur
vie et celle de leurs proches en pages d’écriture. Leur Journal, leurs
romans, qui ont initié le naturalisme et la littérature fin de siècle,
la création de l’académie des Goncourt, tout témoigne de leur aspiration
à la survie littéraire. Leurs engagements avant-gardistes s’associent
paradoxalement à un conservatisme politique qui n’exclut ni la misogynie
ni l’antisémitisme.
Fondée sur des archives familiales, sur des correspondances largement
inédites et sur le dépouillement de la presse de la seconde moitié du
xixe siècle, cette biographie magistrale s’attache à l’œuvre littéraire
et historique aujourd’hui méconnue, elle renoue les fils d’une intense
vie à deux, en pénétrant dans l’intimité affective d’une gémellité
fusionnelle.
Pendant cinquante ans, les frères Goncourt ont consigné, jour par jour, leurs observations sur la vie littéraire et artistique de leur temps. Peu enclins à l’indulgence, ils nous livrent une galerie de portraits féroces, dignes des caricatures de Daumier et de Gavarni, leurs modèles. Thiers : «le représentant le plus complet de sa caste […] ; c’est comme si la bourgeoisie, avant de mourir, se couronnait de ses mains.» Renan : «Une tête de veau qui a les rougeurs, les callosités d’une fesse de singe.» Baudelaire : «Le Saint-Vincent-de-Paul des croûtes trouvées, une mouche à merde en fait d’art.» En modernes résolus, ils ne s’intéressent qu’à leur époque et ne cessent d’afficher leur dégoût pour les modèles antiques. Seule époque qui trouve grâce à leurs yeux : le XVIIIe, le siècle de la femme par excellence (ce qui ne les empêche pas d’être atrocement misogyne).
Le Journal ou le miroir des Goncourt
Deux écrivains sous l'empire du sensible, pour qui la vie comptait autant que l'oeuvre : c'est ce que révèle le Journal des Goncourt où culmine ce parti-pris de la littérature, résolument biographique, qui fut le leur. Monument d'introspection et d'observation, le Journal est leur chef-d'oeuvre.
Jean-Louis Cabanès, professeur émérite à l'université de Paris-Nanterre, spécialiste du roman au XIXe siècle, responsable de l’édition critique du Journal des Goncourt (Honoré Champion), co-auteur de Les frères Goncourt (Fayard, 2020) nous accompagne avec Eléonore Reverzy, professeure de littérature du XIXe siècle à Paris 3 Sorbonne-Nouvelle. Les deux spécialistes nous parlent du Journal des Goncourt :
Il me semble que c’est une autobiographie, mais qu’en même temps il y a relativement peu d’introspection, et que c’est bien davantage l’extérieur, finalement , la vie extérieure qui vient se faire entendre, qui vient se mettre en images dans le Journal des Goncourt. Mais en même temps il est évident que c’est un miroir, à la fois un miroir où ils construisent cette image d’eux-mêmes où Ils se regardent parmi leurs contemporains pour mieux s’en détacher, et c’est aussi sans doute un tombeau. C’est à dire que face à la postérité, c’est le mausolé qu’ils construisent, sans en avoir bien sûr conscience lorsqu’ils commencent à écrire leur Journal en décembre 1851, à la date du coup d’État. Ils entrent dans leur journal, ils entrent dans l’écriture diaristique en même temps que la France entre dans un régime dictatorial et qui ne va pas nécessairement être très favorable aux écrivains. Ils semblent en tout cas qu’ils insistent beaucoup sur cette date fondatrice de leur écriture du Journal à deux. (Eléonore Reverzy)
Avec nos invités du jour nous franchissons le vaste portique du Journal et pénétrons dans ce monument littéraire où se retrouvent toutes les prédilections des frères Goncourt : le goût pour le XVIIIème siècle de Fragonard et Watteau, libertin et hédoniste, le portrait, dans la lignée des grands moralistes du XVIIème siècle comme La Bruyère, la tendance à l'introspection, la peinture sociale de leur époque, ou encore cette psychologie en mouvement, proustienne avant l'heure :
Il y a quelque chose de proustien, éminemment, chez les Goncourt, c’est l’aspect kaléidoscopique, car un personnage apparaît sous des angles divers. La Princesse Mathilde est tantôt bonne, tantôt méchante. On ne sait jamais à quoi s’en tenir. Tantôt elle est vulgaire, tantôt elle est d’une délicatesse de coeur exquise. Elle s’occupe d’un aveugle, d’un peintre aveugle qu’elle héberge et elle a des méchancetés absolument terribles. Et on est avec la Princesse Mathilde comme on peut l’être avec Charlus dans La Recherche, avec une femme dont ne sait absolument pas qui elle est, et on pourrait en dire autant pour nombre de personnages. C’est cet aspect mouvant, constamment à refaire, qui rapproche peut-être la psychologie des personnages dans La Recherche de celle que l’on peut rencontrer dans le Journal. Maintenant la Recherche est une forme organique, tandis que le Journal, par définition, est fait d’éclat. Et j’emploirais ce mot d’« éclat » délibérément, parce qu’il me semble qu’on pourrait dire que le Journal des Goncourt est fait de petits morceaux, et en même temps qu'il a un style qui a de l’éclat. Donc l’éclat peut se concevoir aussi bien sur le plan de la composition que sur le plan du style. (Jean-Louis Cabanès)
Fruit d'une collaboration de pensée et d'écriture sans exemple, ce Journal, commencé à quatre mains, devra se poursuivre avec les seules forces d'Edmond après la mort de Jules en 1870. Enregistrant avec beaucoup de sensibilité ce passage du couple au singulier, le Journal donne à lire les frères Goncourt l'un avec l'autre, l'un par l'autre, puis l'un sans l'autre.
En prétendant mettre en lumière leurs contemporains dans toute leur vérité, aussi bien l'agréable et publiable que le désagréable et inavouable, c'est également leur personnalité propre que les Goncourt dévoilent. Dans la lignée, satirique et corrosive, des Mémoires du duc de Saint-Simon, les Goncourt ridiculisent certains de ces contemporains qu'ils prétendaient « vomir » et apparaissent du même coup pour ce qu'ils sont : des polémistes vétilleux, des dandys atrabilaires, des stylistes de la méchanceté.
Galerie de portraits, table des goûts et des dégoûts, catalogues de leurs obsessions, sottisier quelquefois, le Journal n'est pas seulement un document d'époque, il est aussi le coeur matriciel de toute une vie et de toute une oeuvre.
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