Ou bien encore, vous partez pour une lointaine partie de chasse en pleine steppe. Après dix verstes de mauvais chemins de traverse, voici enfin la grande route. On laisse derrière soi des auberges avec leurs puits, leurs portails grands ouverts, leurs samovars qui pétillent sous l'auvent ; on traverse un village, puis un autre, des champs à perte de vue, de vertes chenevières ; et longtemps, vous roulez ainsi. En avant ! En avant ! La steppe est proche. Quelle vision du haut de cette côte ! De blanches églises apparaissent ; au loin, dans la plaine, les outardes se suivent à la queue leu leu ; un vieux manoir, avec ses communs, sa grange, son verger, se blottit contre un étang minuscule. Les arbres se font rares. La voici enfin la steppe, la steppe immense et sans limites !...
Réunis un soir, des amis se racontent leur premier amour.
« J'avais alors seize ans. Cela se passait au cours de l'été 1883. J'étais chez mes parents, à Moscou… » Dans la maison voisine, une princesse, jeune fille à la Tourgueniev, délicieuse, pure et volontaire, s'amuse de ses soupirants jusqu'au jour où elle-même succombe à l'amour.
Ce récit au charme cruel est une histoire vraie. L'adolescence de Vladimir fut celle de Tourgueniev. Il n'aima vraiment toute sa vie qu'une seule femme, sans en être aimé. Echos de sa jeunesse au milieu des serfs et des paysans russes, de ses peines amoureuses, ces trois nouvelles sont des chefs-d'oeuvre de vérité et de poésie.
IVAN TOURGUENIEV (1818-1883) : Un russe à Bougival – Une vie, une œuvre [2009]
C'est un immense auteur à la fois poète, romancier, dramaturge et nouvelliste. Le plus français des écrivains russes puisqu'il vécut dans l'Hexagone près de vingt années. Ivan Tourgueniev, dont on célébrera le bicentenaire le 9 novembre prochain (28 octobre dans le calendrier julien en vigueur en Russie, jusqu'au 14 février 1918), réalisa son premier séjour à Paris en 1847.
Né à Orel, petite bourgade à 350 kilomètres au sud de Moscou, dans une famille aisée de propriétaires terriens, l'écrivain aurait pu mener une existence oisive, occupée seulement de longues parties de chasse. Comme son père. Après avoir étudié les lettres puis la philosophie, à Moscou, Ivan Tourgueniev aura dédié sa vie à la littérature : d'abord comme éditeur (de la correspondance de Pouchkine, notamment), puis comme traducteur (des auteurs français qu'il lit dans le texte), avant de publier sa propre oeuvre.
Naissance d'un poète
C'est à son professeur de littérature à Saint-Pétersbourg, où il achève ses études, qu'il doit sa vocation d'écrivain. Son enseignant, Piotr Pletnev, est un ami d'Alexandre Pouchkine. Par son entremise, Ivan Tourgueniev rencontre le poète à deux reprises avant que le tristement célèbre baron d'Anthès ne le tue au cours d'un duel. « Comme professeur de littérature russe, [Pletnev] n'était pas particulièrement érudit ; son bagage scientifique n'était pas lourd ; en revanche, il aimait sincèrement sa matière, il avait des goûts purs et raffinés, bien que peu téméraires, et il s'exprimait simplement, clairement et avec un certain enthousiasme. Le principal : il arrivait à communiquer à ses étudiants les sympathies dont lui-même était empli, il arrivait à les intéresser », écrira, plus tard, l'élève à propos de son maître.
Sous l'influence de cet enseignant, Tourgueniev se met à écrire de la poésie. Si son professeur juge sévèrement ses premiers écrits, il ne décourage pas, pour autant, son élève de poursuivre. Il l'aidera, au contraire, à publier ses poèmes dans le journal littéraire qui a révélé Gogol et Tolstoï : Le Contemporain. Un autre « maître » va marquer Tourgueniev : Alexandre Nikitenko, professeur de philologie. Ce fils de serf parvenu, à force de travail, à intégrer l'Académie des sciences de Russie impressionnera grandement le jeune écrivain. Lequel s'avérera plus doué pour les récits en prose que pour la poésie.En 1838, Tourgueniev part à Berlin pour achever ses études. Le voyage est marqué par un incident qu'il relatera dans un texte autobiographique, à la fin de sa vie. Un incendie s'étant déclaré à bord du bateau qui l'emmène en Allemagne, l'écrivain a été pris de panique. Ce moment de terreur lui fera longtemps honte. Il ne se pardonnera jamais ce qu'il décrit comme un manque de courage et une défaillance de caractère.
Oiseau migrateur
À Berlin, le jeune Tourgueniev fréquente surtout des Russes exilés : Timofeï Granovski, Nikolaï Vladimirovitch Stankévitch mais aussi et surtout Mikhaïl Bakounine. Ses amis lui font découvrir l'œuvre philosophique de Friedrich Hegel. Cette lecture pèsera lourd dans l'orientation de la pensée politique de Tourgueniev. De fait, le jeune auteur va vite se ranger dans le camp des « occidentalistes », comme on nomme cette génération de jeunes qui appellent de leurs vœux une modernisation du régime tsariste et qui rejettent le poids de l'Église orthodoxe.
Marqué par les idées progressistes de Hegel, Tourgueniev rendra leur liberté aux serfs de son père bien avant qu'Alexandre II n'abolisse le servage en 1861. Il n'aura de cesse de promouvoir de l'autre côté de l'Oural les idées des Lumières. Cet engagement le contraindra à vivre, loin de Russie, l'essentiel de sa vie : de Berlin à Rome où il séjournera près d'un an avec Stankevic, puis de Baden-Baden à Paris.
Ses premiers écrits font la part belle à la romance (de Paracha en 1843, année où il rencontre la cantatrice Pauline Viardot qui deviendra sa maîtresse et sera l'amour de sa vie, à Un soir à Sorrente en 1852). Ils vont vite prendre une tournure plus politique. Dans ses Mémoires d'un chasseur, parus en feuilleton en 1847, le lecteur découvre ainsi une très violente critique du conservatisme de la société russe de l'époque. Certains iront jusqu'à prétendre que la lecture des nouvelles qui composent ce recueil a influencé le tsar à adopter une politique plus libérale. Quoi qu'il en soit, cet ouvrage lui ouvre les portes des salons littéraires français. Il y rencontre Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, George Sand, Prosper Mérimée, Alfred de Musset, Frédéric Chopin ou encore Charles Gounod. Autant d'artistes que Tourgueniev fera connaître dans son pays natal.
Modernité
Rappelé chez lui en 1850, sa mère étant malade, l'écrivain ne cesse dès lors de faire l'aller-retour d'est en ouest. Son œuvre, loin de souffrir de ces déplacements incessants, s'enrichira de ces allées-venues. « Ces voyages lui auront permis d'avoir un regard distancié sur sa patrie », note Alexandre Zviguilsky, président de l'association des amis de Tourgueniev, qui gère la maison-musée dédiée à l'écrivain.
Cette belle demeure regorge de souvenirs, manuscrits, dessins et photographies rappelant l'histoire de Tourgueniev. À commencer par son engagement pour la défense des droits de l'homme. Un engagement perceptible dès son premier roman, Roudine (1855), où l'auteur rend hommage à l'idéalisme de la génération des années 1840.
Dépeignant des personnages féminins particulièrement indépendants, Tourgueniev marquera toujours un temps d'avance sur son époque. Dans Nid de gentilshommes (1859), Lisa Kalitina (allégorie de la Russie ?), digne héritière de la Tatiana d'Eugène Onéguine de Pouchkine, fait ainsi preuve d'une audace proprement subversive. L'œuvre de l'écrivain regorge d'héroïnes modernes. Le seul homme fort de ses romans, Insarov, dans À la veille, étant... bulgare !
Mais ce parti-pris lui vaudra d'être mal compris chez lui. C'est ainsi que Pères et Fils (1861), l'une de ses meilleures œuvres, lui vaudra d'être accusé de trahison. La critique radicale du régime tsariste, que porte le personnage de Bazarov, jeune étudiant nihiliste, étant imputée à son auteur. Achevant de couper les ponts avec la Russie, en publiant Fumée (1867), Tourgueniev n'en sera pas moins élu vice-président au Congrès international de littérature à Paris, en 1875, aux côtés de Victor Hugo. Il devra cependant attendre la m
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