Géniaux touche à tout, collectionneurs de renom, pamphlétaires incisifs,
romanciers fondateurs du mouvement naturaliste, dramaturges à scandale,
antisémites invétérés, ces frères inséparables laissèrent à la
postérité, en plus de leur Académie, un cadeau empoisonné. Leur vie
durant, ces amoureux du XVIIIe siècle, croquaient la société dans un
Journal secret, médisant et savoureux, qui ferait d'eux les meilleurs
chroniqueurs du XIXe siècle. Suivre les Goncourt, c'est dîner chez Magny
avec Flaubert, Zola et George Sand, courtiser la princesse Mathilde,
survivre à la Commune de Paris, entrer chez les Rothschild comme dans
les soupentes infâmes et recevoir, dans leur Grenier, toute
l'avant-garde littéraire et artistique. Dans leur sillage se dessine une
société changeante, fêtant les rois et les empereurs avant de proclamer
la république ; un monde où le paysan fait place à l'ouvrier, le
campagnard au citadin, le cheval à l'automobile. Seule la méchanceté est
gratuite en ce bas monde aussi, fort prodigues, la dépensent-ils sans
compter. Chaque page laisse éclater leur détestation des femmes, des
parvenus, des juifs, des artistes et de leurs familiers. On découvre
ainsi Baudelaire laissant sa porte ouverte pour donner aux voisins le
spectacle du génie au travail, Flaubert rendu fou par l'écriture,
invitant ses amis à déguster « des cervelles de bourgeois », ou Napoléon
III, entouré d'une cour servile vendant en bouteilles l'eau de son
bain...
La compagnie des infréquentables frères Goncourt
Les frères Goncourt, un infréquentable binôme fréquenté par toute
l'intelligentsia lettrée de leur époque. Ces deux misanthropes se
révèlent pourtant le meilleur couple de cicerones pour guider nos pas
dans la seconde moitié du XIXème siècle littéraire.
Pour cette première émission de notre série consacrée aux frères Goncourt, nous sommes en compagnie de Pierre Ménard, écrivain, auteur notamment de Les Infréquentables frères Goncourt (Tallandier, 2020).
S'il apparaît justifier de considérer les Goncourt comme une seule et même entité d'écrivain, c'est qu'Edmond, l'aîne, et Jules, le cadet, sont liés par un grand sentiment de fraternité :
Ils forment un couple, ils rêvent de se faire appeler Jules-Edmond. Ils se font passer pour des frères jumeaux, voire des frères siammois, et ils insistent tout le temps sur ces deux corps qui auraient une seule âme. Et en même temps ce sont deux personnages qui sont totalement opposés. On a d’un côté un Edmond, qui est grand, qui est mélancolique, assez fort, et de l’autre, Jules qui est beaucoup plus jeune, très différent, qui est blond alors que l’autre est brun, qui est frêle alors que l’autre est fort, qui est, lui, assez enjoué, toujours drôle, ce qui fait que même les domestiques d’ailleurs, quand ils sont petits, disent, Monsieur Jules vient ce soir à la maison, on va pouvoir s’amuser. Donc deux êtres totalement différents, mais qui forment en même temps une seule entité, et c’est l’un des paradoxes de ces frères Goncourt. (Pierre Ménard)
Edmond et Jules de Goncourt sont les auteurs d'une oeuvre foisonnante comprenant romans, nouvelles, articles et, surtout, un colossal Journal dans lequel, volontiers teigneux, souvent drôles, mais d'un humour caustique et cathartique, ils n'hésitent pas à éreinter leurs contemporains.
Jules est très enjoué, Edmond est très caustique, il peut avoir des mots très drôles, et très durs : c’est Ferdinand Bach qui disait qu’il avait toujours l’air de mâchonner un bonbon empoisonné pour le cracher à la figure de quelqu’un... (Pierre Ménard)
Si le Journal apparaît comme un document irremplaçable pour comprendre la vie culturelle de la fin du XIXème siècle et pour pénétrer dans l'intimité des frères Goncourt, il ne commence qu'en 1851, laissant dans l'ombre la jeunesse des deux écrivains. La mise au jour d'archives récentes et la multiplication, ces dernières années, des travaux universitaires consacrés aux Goncourt justifiait l'entreprise de Pierre Ménard de raconter, à nouveaux frais, leur biographie.
Repartant de leur enfance Pierre Ménard nous parle de leur famille, de leur formation scolaire, de la naissance de leur ambition d'artiste qui aboutit à leur partenariat littéraire. Romanciers, journalistes, bientôt diaristes, les frères Goncourt côtoient la Bohème, se font analystes des moeurs (avec leur recueil d'articles portant sur les prostituées, intitulé La Lorette) et historiens de ce XVIIIème siècle qui leur est si cher et qui alimente leur nostalgie.
Moralement réactionnaires et politiquement conservateurs, mais avant-gardistes et provocateurs en littérature, tout à la fois dandys et travailleurs appliqués, Edmond et Jules entretenaient une mutuelle désaffection à l'égard du monde, en miroir de l'affection qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre. C'est peut-être ce qu'il faut, en fin de compte, retenir de ce double portrait que trace pour nous Pierre Ménard : une fraternité immodérée, une gémellité fusionnelle.
Ils se revendiquent comme frères jumeaux alors qu’ils ont beaucoup d’écart et puis, Edmond sera à la fois le frère, et puis le père, un peu, de Jules, avec ses huit ans d’écart. Le père meurt assez jeune, et leur mère va mourir quand Jules a dix-sept ans et, au moment de mourir, elle prend la main d’Edmond, la met dans celle de Jules et recommande à Edmond de veiller sur son frère. Jusqu’au bout Edmond aura ce côté paternel envers son frère, y compris dans les derniers instants, quand Jules, à cause de la maladie, deviendra fou et retombera dans l’enfance. (Pierre Ménard)
Les détestables Frères Goncourt...
Avant d’être un prix et une académie, les Goncourt étaient deux frères : cyniques, critiques, brillants et détestables, célèbres et misanthropes, infréquentables et pourtant très fréquentés. Voici ce que disait Taine au sujet du groupe d'amis qui les entourait: « Quand je causais avec vous et devant vous, c’était sub rosa, comme disait notre pauvre Sainte-Beuve, en tout petit comité, portes closes; aucune de ces paroles exagérées, improvisées n’était dite pour la publicité. » Et pourtant, aujourd'hui, tout le monde a au moins entendu parler de ces paroles exagérées des Goncourt sur tel ou tel artiste, poète, mondain, politique, de renom. Écrivains de génie et critiques acerbes les Goncourt s'amusaient notamment à distinguer en littérature le plat de pâtes de l’assiette raffiné parfumée à la truffe. « Certains livres ressemblent à la cuisine italienne : ils bourrent, mais ne remplissent pas.» Infréquentables mais tellement connus, les frères Goncourt on laissé leurs noms partout. Qui les connait réellement ? Savez-vous qu'un bon nombre de mots employés aujourd'hui est le seul fruit de la fantaisie de ces deux amoureux de la langue (réécriture, américanisation, scatologique, talentueux etc.) ? Écrivaient-ils réellement à quatre mains ? N'est-pas paradoxal que le prix qui symbolise l'apogée de la réussite littéraire ait le nom de ceux qui traînaient dans la boue les plus grands écrivains du XIXème siècle ? "Deux hérétiques en littérature, qui sont aux dictionnaires ce que les champignons sont à la botanique : une espèce inclassable" (Sainte Beuve). Pierre Ménard, auteur des Infréquentables frères Goncourt est interrogé par Mari-Gwenn Carichon.
Notre invité : Pierre Ménard est écrivain et biographe. Les
infréquentables frères Goncourt
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