"Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté... Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur goutelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir."
Le narrateur est enfin reçu chez les parents de Gilberte pour lesquels il éprouve une grande attirance. C’est chez eux qu’il rencontre Bergotte, l’écrivain à la mode qu’il admire depuis si longtemps. Ses visites chez les Swann se multiplient et Gilberte finit par trouver que, trop envahissant, le narrateur empiète sur sa liberté. Peu à peu, les relations entre les jeunes gens se tendent et ils cessent de se voir. Attristé par cette séparation, le jeune homme continue cependant de fréquenter les parents de la jeune fille. Avec le temps, sa peine s’estompe jusqu'à le détacher de Gilberte.
Deux ans plus tard, il part à Balbec avec sa grand-mère pour se soigner. D’abord déçu par la ville et l’hôtel, il finit par s’habituer. Sa grand-mère rencontre une amie d’enfance, Mme de Villeparisis, qui présente le narrateur à son neveu Saint-Loup. Après un premier contact très froid, les jeunes gens deviennent amis. Le narrateur retrouve également un ancien ami, Bloch, lui aussi en villégiature à Balbec, puis il fait la connaissance du baron de Charlus, oncle de Saint-Loup, au comportement étrange. Son attention est attirée par une bande de jeunes filles joyeuses et insolentes. Grâce à Elstir, le célèbre peintre qui séjourne près de Balbec, il parvient à les rencontrer et tombe amoureux de l’une d’elles, Albertine. Ce qui ne l’empêche pas de ressentir parfois une certaine attirance pour d’autres jeunes filles de la bande. Un jour qu’il tente d’embrasser Albertine, celle-ci le repousse durement, le laissant fâché. La fin de la saison arrive et les jeunes filles quittent Balbec avant qu’à son tour, le narrateur rentre à Paris.
- Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
- Et qui vous dit que j'en suis offensé, s'écria M. de Charlus avec fureur en se redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme une tempête assourdissante et déchaînée... Pensez-vous qu'il soit à votre portée de m'offenser ? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez ? Croyez-vous que la salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes orteils ?
Marcel Proust est probablement le premier des grands écrivains qui ait franchi les portes de Sodome et Gomorrhe en flammes. Il songea d'ailleurs à donner le nom des deux cités bibliques à l'ensemble de son oeuvre - l'objet véritable de son étude n'est pas l'idéalisation d'une passion singulière ni l'explication philosophique de son mystère ni la psychologie amoureuse de ses desservants - psychologie qui obéit simplement aux lois générales de l'amour. C'est le portrait vivant, incarné par le plus hautain des seigneurs, de "l'homme traqué " par la société, en révolte latente contre elle, c'est la lutte de la nature contre la morale.
La Prisonnière : Le narrateur est de retour à Paris, dans la maison de ses parents, absents pour le moment. Il y vit avec Albertine, et Françoise, la bonne. Les deux amants ont chacun leur chambre et leur salle de bains. Le narrateur fait tout pour contrôler la vie d’Albertine, afin d’éviter qu’elle donne des rendez-vous à des femmes. Il la maintient pour ainsi dire prisonnière chez lui, et lorsqu’elle sort, il s’arrange pour qu’Andrée, une amie commune aux deux amoureux, suive Albertine dans tous ses déplacements. L’attitude du narrateur est très proche de celle de Swann avec Odette dans Un Amour de Swann. L’amour, loin de le rendre heureux, suscite une incessante méfiance, et une jalousie de tous les instants. Le héros se rend compte aussi que malgré toutes ses précautions, Albertine lui est étrangère à bien des égards. Quoi qu’il fasse, elle reste définitivement un mystère pour lui. Cette vie en commun ne dure pas longtemps. Un matin, Françoise annonce au narrateur qu’Albertine est partie de bon matin.
« Mademoiselle Albertine est partie ! » Comme la souffrance va plus loin en psychologie que la psychologie ! Il y a un instant, en train de m'analyser, j'avais cru que cette séparation sans s'être revus était justement ce que je désirais, et comparant la médiocrité des plaisirs que me donnait Albertine à la richesse des désirs qu'elle me privait de réaliser, je m'étais trouvé subtil, j'avais conclu que je ne voulais plus la voir, que je ne l'aimais plus. Mais ces mots : « Mademoiselle Albertine est partie » venaient de produire dans mon cour une souffrance telle que je sentais que je ne pourrais pas y résister plus longtemps. Ainsi ce que j'avais cru n'être rien pour moi, c'était tout simplement toute ma vie.
« Les parties blanches de barbes jusque-là entièrement noires rendaient
mélancoliques le paysage humain de cette matinée, comme les premières
feuilles jaunes des arbres alors qu'on croyait encore pouvoir compter
sur un long été, et qu'avant d'avoir commencé d'en profiter on voit que
c'est déjà l'automne. Alors moi qui depuis mon enfance, vivant au jour
le jour et ayant reçu d'ailleurs de moi-même et des autres une
impression définitive, je m'aperçus pour la première fois, d'après les
métamorphoses qui s'étaient produites dans tous ces gens, du temps qui
avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu'il avait
passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même, leur vieillesse me
désolait en m'avertissant des approches de la mienne. »
Proust à contretemps (2/5) : Maintenant que la vie se tait davantage…
Les Nouveaux chemins de la connaissance
Émission diffusée sur France Culture le 13.07.2010.
Par Raphaël Enthoven et François Caunac.
Ces cinq émissions ont été enregistrées en novembre 2009 dans la Maison
dite de Tante Léonie à Illiers-Combray, où Marcel Proust a passé ses
vacances d'enfant et d'adolescent.
La cartographie proustienne n’est pas seulement temporelle, mais aussi,
bizarrement, spatiale. Et c’est en expert d’une topologie mouvante que
Michel Erman est venu nous parler.
Intervenant :
- Michel Erman (philosophe et professeur de linguistique à l’université
de Bourgogne).
Il est l'auteur de plusieurs livres sur Proust, et en particulier la
"Biographie Marcel Proust" (Fayard, 1994), "Sodome et Gomorrhe, Marcel
Proust" (Ellipses, 2000) livre collectif, sous sa direction, "L’œil de
Proust : Ecriture et voyeurisme dans La recherche" (ed. Nizet), "Le
Dictionnaire des personnages de A la recherche du temps perdu" (Abell -
Dijon, 2001) et, à
paraître le 16 septembre 2010, "Le bottin proustien : Qui est dans la
recherche..?" (La table ronde, coll. La petite vermillon).
Et aussi, le "Journal des Nouveaux chemins", consacré à la philosophie
de Stanley Cavell avec Sandra Laugier, à l’occasion de la parution de
"Le Cinéma nous rend-il meilleurs" ?
Bibliographie :
- Marcel Proust, À La Recherche du temps perdu, Omnibus, 2011.
- Thierry Laget, L'ABCdaire de Proust, Flammarion, 1988.
- Yves-Michel Ergal, Marcel Proust, 1871-1922, SEM, 2010.
- Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Sous la direction de Michel Erman,
Ellipses, 2000
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