dimanche 13 juin 2021

Livre - Pages Catholique (1900) - En route - Huysmans


EN Route est, comme nous l’avons dit, l’histoire d’une conversion. Durtal, le personnage principal de Là-Bas, touché par la grâce et secondé par un vieux prêtre du nom de Gévresin, part pour renier sa vie et se confesser et communier dans une Trappe. Ce livre nous raconte ses débats d’âme, ses souffrances, ses joies, et il contient en outre d’intéressantes pages sur la liturgie, sur la mystique, sur le plain-chant dont nous donnerons de longs et de savoureux extraits.  


Dans un grand silence, l’orgue préluda, puis s’effaça, soutint seulement l’envolée des voix. Un chant lent, désolé, montait, le "De profundis." Des gerbes de voix filaient sous les voûtes, fusaient avec les sons presque verts des harmonicas, avec les timbres pointus des cristaux qu’on brise.

Appuyées sur le grondement contenu de l’orgue, étayées par des basses si creuses qu’elles semblaient comme descendues en elles-mêmes, comme souterraines, elles jaillissaient, scandant le verset "De profundis clamavi ad te, Do," puis elles s’arrêtaient exténuées, laissaient tomber ainsi qu’une lourde larme la syllabe finale, "mine;" — et ces voix d’enfants proches de la mue reprenaient le deuxième verset du psaume "Domine, exaudi vocem meam" et la seconde moitié du dernier mot restait encore en suspens, mais au lieu de se détacher, de tomber à terre, de s’y écraser telle qu’une goutte, elle semblait se redresser d’un suprême effort et darder jusqu’au ciel le cri d’angoisse de l’âme désincarnée, jetée nue, en pleurs, devant son Dieu.

Et, après une pause, l’orgue assisté de deux contrebasses mugissait, emportant dans son torrent toutes les voix, les barytons, les ténors et les basses, ne servant plus seulement alors de gaines aux lames aiguës des gosses, mais sonnant découvertes, donnant à pleine gorge, et l’élan des petits soprani les perçait quand même, les traversait, pareil à une flèche de cristal, d’un trait.

Puis une nouvelle pause; — et dans le silence de l’église, les strophes gémissaient à nouveau, lancées, ainsi que sur un tremplin, par l’orgue. En les écoutant avec attention, en tentant de les décomposer, en fermant les yeux, Durtal les voyait d’abord presque horizontales, s’élever peu à peu, s’ériger à la fin, toutes droites, puis vaciller en pleurant et se casser du bout.

Et soudain, à la fin du psaume, alors qu’arrivait le répons de l’antienne "Et lux perpetua luceat eis," les voix enfantines se déchiraient en un cri douloureux de soie, en un sanglot affilé, tremblant sur le mot eis qui restait suspendu, dans le vide.

Ces voix d’enfants tendues jusqu’à éclater, ces voix claires et acérées mettaient dans la ténèbre du chant des blancheurs d’aube; alliant leurs sons de pure mousseline au timbre retentissant des bronzes, forant avec le jet comme en vif argent de leurs eaux les cataractes sombres des gros chantres, elles aiguillaient les plaintes, renforçaient jusqu’à l’amertume le sel ardent des pleurs, mais elles insinuaient aussi une sorte de caresse tutélaire, de fraîcheur balsamique, d’aide lustrale; elles allumaient dans l’ombre ces brèves clartés que tintent, au petit jour, les angélus; elles évoquaient, en devançant les prophéties du texte, la compatissante image de la Vierge passant, aux pâles lueurs de leurs sons, dans la nuit de cette prose. 

 

Pages Catholique (1900)

 
Joris-Karl Huysmans, de son vrai nom, Georges Charles Marie Huysmans, est né à Paris le 5 février 1848. Il suit pendant quelque temps des cours de droit, puis devient, en 1868, petit fonctionnaire au ministère de l'Intérieur. Incorporé en 1870 dans les mobiles de la Seine, réformé, réintégré dans son ministère, il fait quelque temps après la guerre un voyage en Hollande, à la suite duquel il prend les prénoms de Joris-Karl. En 1874, il publie à compte d’auteur “Le Drageoir aux épices”, recueil de poèmes en prose, et en 1876 un premier roman, “Marthe, histoire d'une fille”. Ces débuts le font remarquer d'Émile Zola et, en compagnie de Henry Céard, Guy de Maupassant, Paul Alexis et Léon Hennique, Huysmans, avec sa nouvelle “Sac au dos”, collabore aux “Soirées de Médan”, recueil-manifeste de la jeune école naturaliste. En 1879, c'est à Zola qu'il dédie “Les Soeurs Vatard”. “En ménage” (1881) décrit l’itinéraire d’André Jayant, romancier raté, célibataire en proie à des « crises juponnières ». “À vau-l’eau” (1882) met en scène un célibataire encore, Folantin. Il est Huysmans, l’homme moderne, M. Tout-le-monde, personne. En 1884, “À Rebours” marque un tournant. Barbey d’Aurevilly réutilisa la formule par laquelle il avait salué “Les Fleurs du Mal” : après un tel livre, l’auteur n’a plus qu’à choisir « entre la bouche d’un pistolet et les pieds de la croix ». “Là-bas” (1891) est le roman du satanisme, et “En route” (1895) une sorte de “Là-haut”, le roman de sa conversion qui va se poursuivre avec “La Cathédrale” (1898) et “L'Oblat” (1903). Il meurt à Paris le 12 mai 1907, après de terribles souffrances supportées avec une foi ardente. 

Aucun commentaire:

Vocabulaire - Syndrome de l'imposteur

 Les personnes atteintes du syndrome de l'imposteur, appelé aussi syndrome de l'autodidacte, phénomène de l'imposteur, expérienc...