Le mot " signe " est un des mots les plus fréquents de la Recherche, notamment dans la systématisation finale qui constitue le Temps retrouvé.
La Recherche se présente comme l'exploration des différents mondes de signes, qui s'organisent en cercles et se recoupent en certains points. Car les signes sont spécifiques et constituent la matière de tel ou tel monde. On le voit déjà dans les personnages secondaires : Norpois et le chiffre diplomatique, Saint-Loup et les signes stratégiques, Cottard et les symptômes médicaux. Un homme peut être habile à déchiffrer les signes d'un domaine, mais rester idiot dans tout autre cas : ainsi Cottard, grand clinicien.
Bien plus, dans un domaine commun, les mondes se cloisonnent : les signes des Verdurin n'ont pas cours chez les Guermantes, inversement le style de Swann ou les hiéroglyphes de Charlus ne passent pas chez les Verdurin. L'unité de tous les mondes est qu'ils forment des systèmes de signes émis par des personnes, des objets, des matières ; on ne découvre aucune vérité, on n'apprend rien, sinon par déchiffrage et interprétation.
L'œuvre de Proust n'est pas un exercice de mémoire, volontaire ou involontaire, mais, au sens le plus fort du terme, une recherche de la vérité qui se construit par l'apprentissage des signes. Il ne s'agit pas de reconstituer le passé mais de comprendre le réel en distinguant le vrai du faux. Gilles Deleuze, lecteur de Proust, est aussi l'interprète de Bergson, Nietzsche ou Spinoza. L'intelligence de l'œuvre est certes un plaisir de l'esprit ou une dégustation des sens.
Elle est aussi un chemin de la connaissance.
Deleuze et la littérature (1/4) : Sous les signes de Proust
Les Nouveaux chemins de la connaissance
Émission diffusée sur France Culture le 05.12.2016.
Par Adèle Van Reeth.
Aujourd'hui, nous évoquons en compagnie du philosophe et proustien
Jacques Darriulat cette lecture philosophique du chef-d'œuvre de Proust À
la recherche du temps perdu.
"Ce qui force à penser, c'est le signe", écrit Deleuze dans son essai de
1964 "Proust et les signes". La Recherche du temps perdu serait alors
non pas le livre de la mémoire, mais un roman d'apprentissage -
apprentissage du déchiffrement des signes qui y prolifèrent, des signes
vides de la mondanité aux signes de l'art qui nous mettent face aux
essences.
Le texte du jour :
« Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une
rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui
garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. L’acte de penser ne
découle pas d’une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la
seule création véritable. La création, c’est la genèse de l’acte de
penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose
qui fait violence à la pensée, qui l’arrache à sa stupeur naturelle, à
ses possibilités seulement abstraites. Penser, c’est toujours
interpréter, c’est-à-dire expliquer, développer, traduire un signe.
Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il
n’y a pas plus de significations explicites que d’idées claires. Il n’y a
que des sens impliqués dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir
d’expliquer le signe, de le développer dans une Idée, c’est parce que
l’Idée est déjà là dans le signe, à l’état enveloppé et enroulé, dans
l’état obscur de ce qui force à penser. Nous ne cherchons la vérité que
dans le temps, contraints et forcés. Le chercheur de vérité, c’est le
jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l’aimé. C’est
l’homme sensible, en tant qu’il rencontre la violence d’une impression.
C’est le lecteur, c’est l’auditeur, en tant que l’œuvre d’art émet des
signes qui le forcera peut-être à créer, comme l’appel du génie à
d’autres génies. Les communications de l’amitié bavarde ne sont rien,
face aux interprétations silencieuses d’un amant. La philosophie, avec
toute sa méthode et sa bonne volonté, n’est rien face aux pressions
secrètes de l’œuvre d’art. Toujours la création, comme la genèse de
l’acte de penser, part des signes. L’œuvre d’art naît des signes autant
qu’elle les fait naître ; le créateur est comme le jaloux, divin
interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit. »
Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF/Quadrige, 1964 (1988 2e
édition), pp.118-119
Extraits :
- Archive Deleuze : Abécédaire / Signes
- Archive Deleuze sur Proust
Lectures :
- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. La
Pléiade, (ed. de Jean-Yves Tadié, 1988), tome 1, Du côté de chez Swann,
pp. 138-140. Lu par André Dussolier, ed. Thélème
- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. La
Pléiade, (ed. de Jean-Yves Tadié, 1988), tome 1, Du côté de chez Swann,
pp.177-180. Lu par André Dussolier, ed. Thélème
- Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. La
Pléiade, (ed. de Jean-Yves Tadié, 1988), tome 3, La Prisonnière,
pp.692-693. Lu par André Dussolier, ed. Thélème
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