Cet ouvrage est une réédition numérique d’un livre paru au XXe siècle,
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Marie Scheikevitch
Pseudonyme de la Mémorialiste et chroniqueuse
( – )
Œuvres
Titre et éditions | |||
---|---|---|---|
1931 : | La Vie littéraire : Marcel Proust (Lettres et conversations) par Robert de Billy | article | Gallica La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages. |
1934 : | Souvenirs sur Marcel Proust | ||
1935 : | Souvenirs d'un temps disparu |
Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 1 à 6) (1960)
25/09/2017
Des pépites radiophoniques. Les douze entretiens de vingt minutes livrés
par Marie Scheikevitch à Roger Pillaudin en 1960 sont un voyage dans le
temps. Au long de descriptions délicates, émues et piquantes,
l’ancienne femme du monde alors âgée de 78 ans revient sur sa découverte
des salons parisiens et déplie avec pédagogie les us et coutumes d’une
époque révolue. À travers les portraits de femmes et d’hommes illustres
qui ont marqué de leur personne (comme modèle) ou de leur œuvre
l’histoire des arts, Marie Scheikevitch (1882-1964) offre à l’auditeur
de se plonger en pensée dans un 1900 littéraire et peintre, parfois scientifique en lui ouvrant une porte sur un salon doré à la feuille où s’inclinent des fantômes en concile.
J’arrête ici les quelques citations empruntées à la magnifique
introduction aux entretiens écrite par Armand Lanoux (1913-1983) (cf. la
première émission) qui a le mérite d’envoyer paître le grossier
préambule de Christine Goémé pour vous proposer, ci-dessous, un résumé
des six premiers entretiens.
*
Émission 1 : l'enfance et l'arrivée à Paris (première diffusion : 17 juillet 1960)
Née dans le quartier de Petrovka à Moscou en 1882, Marie Scheikevitch quitte la Russie à l’âge de neuf ou dix ans pour Paris, où elle est élevée dans le respect de tous les Beaux-Arts grâce à son père, grand collectionneur de gravures (celui-ci possédait tous les Dürer, tous les Rembrandt, tout le XVIIIe en couleurs, tous les petits maîtres hollandais).
Alors qu’elle ne sait rien des hommes et étudie la philosophie, elle se
fiance à Carolus-Duran (Pierre) qui déploie un arsenal de lettres
(écrites par sa mère...) et de déclarations romantiques pour arriver à
ses fins. Hélas, trois jours avant le mariage, son père lui apprend que
son volage de promis a déjà englouti la dot dans l’achat d’un collier de perles… destiné à une autre (Mariette Sully vraisemblablement, chanteuse de l’opérette Véronique, d’André Messager, 1898). Mise en garde, elle se marie néanmoins contre l’avis de sa famille mais déchante bientôt : J’ai essayé de me suicider en me tirant des coups de revolver… qui
ne m’ont pas tuée mais qui dans l’inconnu ont déclenché des sympathies
et des affections que je ne soupçonnais pas. C’était en 1905. Tout de
même, j’ai patienté cinq ans et demi, presque six ans avec mon mari.
J’espérais toujours que j’allais le transformer. Mais on ne transforme
pas un caractère fait. (…) J’ai fait ça à Paris même, dans le taxi qui me conduisait rue de l’Université. (…) J’ai fait ça sur la place de la Concorde. Le chauffeur a entendu des coups. Il a cru que c’étaient des pneus qui éclataient. (…) J’étais absolument décidée de me supprimer. (19’40’’) Elle a 21 ans.
*
Émission 2 : Anatole France (première diffusion : 24 juillet 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 23’20’’)
L’accident tragique ne passe pas inaperçu (Tout d’un coup, on a commencé à s’intéresser à moi
(24’20’’)). Mieux, il constitue le point de départ d’une cascade de
rencontres qui introduisent Marie Scheikevitch dans « le monde ». Voici
comment : après le suicide raté dont elle a vent, Madame de Saint-Marceaux téléphon[e] pour demander si son fils Baugnies ne
pourrait pas faire mon portrait. Et alors, à partir d’un moment, je
suis entré dans un premier salon. Vous savez, c’est une boule de neige. (25'13’’) Curieuse des gens de lettres et fervente admiratrice d’Anatole France, le comte Primoli lui offre d’intégrer ensuite le cercle de Madame de Caillavet, égérie de l’écrivain, notamment pour son roman Le lys rouge. L’impayable description qu’elle donne de Léontine Lippmann (son nom de jeune fille) mérite une transcription intégrale : J’ai
vu une vieille femme effondrée avec la bosse des vieilles femmes, avec
des ongles comme ça, n’est-ce pas, avec des yeux bleus globuleux -
vous avez vu ses photographies ? Avec des petits chichis attachés, des
cheveux acajou d’une couleur invraisemblable, avec un bibi
extraordinaire sur la tête et ficelé comme je ne sais pas quoi, des
mains crispées, couvertes de bagues multicolores et d’un goût affreux.
Une vieille robe de soirée pour sortir l’après-midi, vous comprenez,
avec des pampilles et des machines comme ça, un petit chapeau ridicule,
dadadadada comme ça, deux dents qui manquaient par-devant, là, enfin,
quelque chose d’horrible ! Et je me disais : si c’est ça l’égérie
d’Anatole France, comment est-il ? (26’30’’)
Suivent : l’engagement financier de Madame de Caillavet envers Anatole
France, leurs opinions politiques divergentes et les disputes qui en
découlent (Monsieur France n’a jamais eu aucune pensée profonde. Monsieur France, c’est une pièce montée
(32’22’’)), les troussages dont l’écrivain est coutumier, la mort de la
salonnière et le refuge de son protégé dans les bons soins
(temporaires) de Marie Scheikevitch.
*
Émission 3 : Jules Lemaitre (première diffusion : 31 juillet 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 42’55’’)
La troisième émission est l’occasion de revenir en détail sur la
relation d’amitié qui a uni Jules Lemaitre (1853-1914) à Marie
Scheikevitch. Rencontré en 1905 chez Madame de Saint-Marceaux qui
recevait le vendredi à dîner dans son hôtel particulier du 100 boulevard
Malesherbes (c’étaient des invités très « select »
(44’19’’)), Jules Lemaitre bénéficie encore en ce temps du soutien et
de la protection de Madame de Loynes (1837-1908). À l’instar de Madame
de Caillavet pour Anatole France, celle-ci lui suggérait des idées de pièces et de romans [tout en étant] beaucoup plus impérative que Madame de Caillavet [qui] était en adoration devant Anatole France (…). Très gracieuse, très fine, très déliée et très élégante, Madame de Loynes sait impressionner Jules Lemaitre - pauvre petit professeur du Havre - par quantité d’égards en l’installant dans son hôtel, lui faisant voir les hommes les plus illustres,
avant de l’asseoir dans un fauteuil d’académicien. Pour autant, et
Roger Pillaudin ne manque pas de le faire rappeler à Marie Scheikevitch,
le monde se moquait un peu d’elle : _ Oh, mais naturellement ! On la tenait à côté, c’était somme toute ce qu’on appelait un demi-castor (…) (51’42’’), autrement dit une femme qui avait un mari, un amant, qui alimentaient la maison d’une manière invisible.
Au cours de ce numéro sont également exposés l’antisémitisme de Madame
de Loynes, anti-dreyfusarde convaincue, la fatuité d’Edmond Rostand, les
fréquentations diverses de Jules Lemaitre (de Jean Cocteau à Myriam Harry qui l’a tué par des pratiques physiques que vous pouvez imaginer et à qui il a tout légué (58’30’’)) et l’histoire de la tiare de Saïtapharnès.
Amaury-Duval, Madame de Loynes, huile sur toile, 1862, (legs de Jules Lemaitre, 1914), Musée d'Orsay, Paris |
*
C’est par le truchement d’un objet envoyé à Marie Schekevitch en 1920
par Gabriele d’Annunzio (1863-1938) que débute l’entretien : « Il y a une personne à Paris que j’aime par dessus tout (je m’excuse de ce peu de modestie, glisse t-elle), c’est Marie « la blanche ». Voulez-vous (la lettre s'adresse à la femme de Marcel Boulanger et à une autre femme) lui remettre de ma part l’étoile de Fiume qui est un ordre que j’ai fondé après avoir survolé Fiume ? » (4’02’’) Après Jules Lemaitre en adoration devant [elle], c’est à un deuxième homme que Marie Scheikevitch refuse les avances vers 1911 : dès le premier jour, je lui dis que pas un cil de ma personne ne serait jamais amoureux de lui, Dieu merci. Rencontré par hasard chez le comte Primoli (1851-1927), l’homme le plus mondain qui soit, Gabriele D’Annunzio est précédé de sa légende : On avait dit qu’il était né dans une parencelle au bord de l’Adriatique balancé par les vents et cetera. (…) Sa
mère s’est écriée quand il est né : qu’est-ce qui va t’arriver mon
fils, tu es né un jour de mars et un vendredi : tu vas faire de grandes
choses. (8’55’’) Dépeint par Marie Scheikevitch comme un homme endetté, coureur invétéré et travailleur acharné, D’Annunzio crée Le Martyre de Saint-Sébastien en 1911, œuvre qui étonna par sa maîtrise du vieux français. Mais encore : quelques jours avant sa représentation, l’archevêque de Paris avait lancé un mandat pour interdire aux fidèles d’assister à cette représentation.
Dans ce portrait un peu répétitif que l’on aurait souhaité par ailleurs
plus consistant, d’autres considérations tout aussi légères informent
l’auditeur, qu’elles soient d’ordre physique (il n’avait pas de jolies dents, mais il avait un charmant sourire malgré tout), amical (c’était un farceur) ou mondain.
*
Émission 5 : Anna de Noailles (première diffusion : 14 août 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 22’26’’)
Marie Scheikevitch rencontre Anna de Noailles en 1899, à l’âge de 14
ans, par l’intermédiaire de son amie Amélie Cruppi, fille du futur
ministre des affaires étrangères Jean Cruppi (1855-1933) et dont la
femme (Louise Crémieux), musicienne, organisait des réunions dans son
grand appartement du 80 rue de l’université : Un jour, je suis
arrivée pour goûter - je goûtais plutôt dans la chambre de mon amie, qui
m’a dit : _ Ecoute, écoute, il faut aller au salon, il y a les deux
merveilleuses sœurs qui viennent d’arriver ! J’ai dit :_ Qui ça ? Elle
m’a dit : _ La comtesse Mathieu de Noailles - la célèbre Anna de
Noailles qui est un grand poète - et sa sœur, la charmante Hélène de
Chimay. Alors, je suis entrée et j’ai vu un petit être, tout petit, mais
qui avait une allure extraordinaire. C’était un petit aigle. Elle avait
le plus joli visage pâle qu’on puisse imaginer avec d’énormes yeux que
tout le monde croyait être noirs et elle aimait à dire : _ Regardez mes
yeux, vous voyez bien, ils sont gris. (…) Elle
avait une bouche, tout ce qu’il y a de plus mobile. Elle parlait avec
une telle volubilité que personne ne pouvait ni la contredire, ni la
faire taire. (…) On pouvait être aussi charmé qu’effrayé de ce qu’elle disait parce qu’elle n’avait peur de rien. (…) Rien
qu’en respirant, elle attrapait les choses. Je l’ai vue plus tard
prendre un livre, ne pas le lire, le humer et savoir ce qu’il y avait
dedans. (24’40’’) De la taille de
ses mains à la forme de sa bouche en passant par les modulations de sa
voix jusqu’à son sens de l’observation, la figure d’Anna de Noailles (1876-1933) se
trace dans le souvenir de Marie Scheikevitch comme au premier jour.
C’est vers l’âge de 20 ans cependant qu’elle la fréquente régulièrement,
subissant les assauts de ses questions diverses et insistantes au pied
de son lit : Elle voulait tout voir et tout connaître par elle-même.
Une force de caractère qui la dote d’une aura qui lui permettra d’user
d’un pouvoir d’influence, notamment politique, au bénéfice de ceux
qu’elle protège.
*
Émission 6 : Anna de Noailles « et les autres » (première diffusion : 21 août 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de (42’03’’)
Dans le prolongement de l’émission qui précède, le producteur Roger
Pillaudin propose à Marie Scheikevitch d’embrasser un panorama des
personnalités illustres rencontrées (de gré ou de force) par Anna de
Noailles. Le bal est ouvert par Alexandre Kerenski (1881-1970), acteur
de la révolution russe réfugié à Paris en 1918 après avoir été chassé de
la tête du gouvernement provisoire par le Parti bolchévique. Dès que
Madame de Noailles a su que les journaux ont annoncé son arrivée à
Paris, elle m’a téléphoné. Elle m’a dit : _ Il faut me l’amener.
(43’30’’) À en croire le récit fait par Marie Scheikevitch et d’autant
mieux remémoré qu’elle a assuré la traduction de la conversation entre
les différents intervenants, Kerenski est resté coi devant les questions
(pour ne pas dire l’interrogatoire) de la comtesse, escortée pour
l’occasion de Maurice Barrès et d’Edmond Rostand. S’ensuivent quelques
propos relatifs à l’écriture d’Anna de Noailles qui aimait à dire que toute sa poésie était sortie du piano de sa maman, Rachel Musurus (1847-1923) qui jouait de manière absolument remarquable, en très grande artiste mais, très nerveuse, très susceptible, très impressionnable (…) elle n’admettait pas qu’on l’écoutât. Il fallait s’éloigner dans une pièce voisine pour l’entendre jouer. Anna de Noailles disait ses vers de manière tout à fait uniforme. Elle détestait les porte-voix. (…) Elle exhalait comme un petit parfum discret d’héliotrope. (55’54’’)
*
Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 7 à 9) (1960)
04/10/2017
*
Suite des recensions des entretiens de Marie Scheikevitch avec Roger Pillaudin dont les premières diffusions remontent à l'été 1960. Comme observé dans les précédentes conversations, Marie Scheikevitch, qui tenait salon au début du XXe siècle, alterne réactions spontanées et lectures de réponses manifestement préparées. L'auditeur qui savoure la reconstitution des moments marquants de sa vie ne peut manquer cependant de s'interroger quelquefois sur la réelle influence de la maîtresse de maison dans le monde. Ses « nombreux » courtisans, ses relations amicales systématiquement dénigrées par un bout ou un autre (physique, intérieur domestique) à l'exception d'Anna de Noailles, les confidences reçues des personnages les plus en vue servent toujours, en creux, sa personne, sa prestance, son entregent. Mais déposons là cette impression somme toute flottante pour laisser place aux résumés des émissions 7, 8, 9.
*
Émission 7
: Les hommes politiques : Louis Barthou, Paul Painlevé, Joseph
Paul-Boncour, Léon Bérard, Adrien Hébrard (première diffusion : 28 août
1960)
La conversation du jour est dédiée au commerce entretenu par
Marie Scheikevitch avec les hommes politiques de son salon. À l’invitation de
Roger Pillaudin, c’est Louis Barthou (1862-1934), rencontré vers 1905 ou 06, qui a les honneurs de sa première
description : C’était un homme vif, combatif, très rageur, mais
avec un excellent cœur. Il n’était pas beau mais il était charmant. (…) Il se présentait avec des petits pas
très menus, il arrivait à vous tout d’un coup.
(…) Il adorait beaucoup la musique. Il avait un théâtrophone chez lui
installé, et quand on voulait téléphoner à Madame Barthou le soir, il n’y avait
pas moyen parce que Monsieur Barthou écoutait soit La Walkyrie ou Manon
Lescaut, enfin n’importe. (4’55’’) À la même
époque, Marie Scheikevitch rencontre Paul Painlevé (1863-1933) qui n’était
« qu’un » savant : Il ne pouvait parler qu’avec
Einstein. D’ailleurs, il racontait chaque fois qu’il avait vu et qu’il s’était
entretenu avec Einstein, il venait m’expliquer tout ça, je n’y comprenais
goutte. (9’15’’) Puis vint le temps
politique et celui d’une mystérieuse élection présidentielle perdue : Il
n’avait pas cette sympathie que dégageait Monsieur Briand [qui] (…) plaisait sans faire exprès. (10’48’’) Place à Paul-Boncour (1873-1972),
rencontré chez Madame de Caillavet en 1905 : Je revenais du
midi. J’avais acheté à la gare de Marseille un petit livre qui était l’histoire
du syndicalisme et cetera [sans doute Les
syndicats de fonctionnaires paru en 1906,
pourvu d’une préface d’Anatole France, ce qui pourrait expliquer les raisons de
cette emplette] (…). C’était de Paul-Boncour. Le lendemain, je suis
allé dîner chez Madame de Caillavet et je vois arriver Paul-Boncour. (…) Il avait l’air d’un conventionnel. Il
en avait tellement l’air que j’ai suggéré à mon beau-frère François Sicard, le
sculpteur qui a fait un groupe pour le Panthéon, de le prendre comme type. (14’08’’) Suit la figure de Léon Bérard (1876-1960),
monté à Paris du pays landais. C’était un garçon grand, mince, avec un immense nez (et il
croyait qu’il ressemblait au Grand Condé), très
gai et de tempérament farceur. Il n’en cultive pas moins un sentiment
d’hostilité à l’égard de Louis Barthou (ils ne pouvaient pas se
sentir ni l’un, ni l’autre), mu par leurs
positions politiques respectives, semble t-il opposées. Mais l’homme
le plus spirituel et qui avait le plus d’esprit, c’était Adrien Hébrard (1833-1914), le directeur du Temps. Ha ça ! Toutes les femmes
étaient folles d’Hébrard. [Il] arrivait
dans mon salon, tout le monde venait se mettre autour de lui. Il était petit,
presque bossu, il avait un petit ventre, il avait des mains khâgneuses, (…) il avait quatre cheveux qui se
baladaient comme ça, une grosse moustache, une dent dans la bouche, et malgré
tout, c’était l’homme le plus charmant. (…)
Dès qu’il parlait, c’était un enchantement. Il pouvait dire n’importe
quoi, sa phrase retombait à point. Il avait tellement d’esprit - il a
dit : _ Je ne veux pas voir cette guerre - il est mort le 31 juillet
1914 : juste avant la déclaration de la guerre. (20’05’’)
*
Émission 8 : Aristide Briand (première diffusion : 4 septembre
1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 22’32’’) (bien que
numéralement séparé, le présent entretien se rattache directement au
précédent).
Conviés par le peintre Steinlein (1859-1923) à visiter ses
panneaux installés à La Taverne de Paris, Marie Scheikevitch,
Madame de Caillavet et Anatole France ont la surprise d’accueillir un invité à
leur table : Monsieur Briand était assez grand, mince, la poitrine
creuse (…), des cheveux rejetés
en arrière avec des rouflaquettes, enfin l’air un peu hirsute (…) et il avait ses deux poches de veston
remplies de cigarettes. À cette époque
(1910), Aristide Briand (1862-1932) est le défenseur des grévistes du nord et pique immédiatement la curiosité des convives.
Marie Scheikevitch est conquise par la simplicité de l’homme, modeste,
très droit, d’une grande élévation de pensée.
(26’01’’) Elle raconte : Les petits mots de Monsieur Briand
étaient toujours parfaits. Je peux dire par exemple, un jour, je passe avenue
Kleber [n°52, dans le 16e
arrondissement de Paris], (…), je venais de l’exposition des tableaux
de Degas, (après [sa] mort) et j’avais encore le catalogue. (…) C’était tellement laid chez lui qu’on
ne savait pas où mettre l’œil. (…) Il
me dit : _ D’où venez-vous ? Ah, je vois… Eh bien, c’est abominable,
quelle horreur ! Je dis : _ Monsieur Briand, quand on a, au mur, son
portrait fait par un monsieur Brouillet,
qu’on a cette vieille croûte, cette horreur, cette ordure, on n’a pas le droit
de parler de Degas. Il me dit : _ Mais vous savez, ce n’est pas de ma
faute, c’est Thomson qui m’a forcé de me faire faire mon portrait par André
Brouillet. [1857-1914] (27’57’’)
Devenus complices et sûrs l’un de l’autre, Marie Scheikevtich et Aristide Briand entretiennent une relation d’amitié qui demeure intacte avec les années. Si elle est heureuse de lui donner les petits plats qu’il aimait, comme à tous [s]es amis, il n’hésite pas à la mandater pour user de ses charmes (un service psychologique, dit-elle…) auprès d’Émile Vandervelde (1866-1938), homme politique socialiste belge au moment de la conférence de la paix à Paris. Aristide Briand sait aussi se montrer prévenant et délicat dans les moments douloureux. Alors que Marie Scheikevitch est malade (nous n’en savons pas davantage) et suit un traitement coûteux, il ne tergiverse pas avant de lui faire porter les 10 000 francs qu’il a reçus de son prix Nobel. Puis : (visiblement émue) Quand mon frère a été tué le 15 septembre 1914 à Tracy-le-Val [Oise] au 103e d’infanterie, Monsieur Briand était à Bordeaux avec le gouvernement. Il m’a envoyé immédiatement une dépêche. (…) [I]l m’a donné la permission de faire des recherches sur 10 km 2 (…) pour retrouver le corps de mon frère qui malheureusement n’a pas été retrouvé, parce Tracy-le-Val et Tracy-le-Mont ont été bouleversés de fond en comble. (…) Ça, je ne pourrais jamais l’oublier. (39’51’’)
L'un des trois panneaux d'Alexandre Steinlein peint pour La Taverne de Paris, localisée au 3, avenue de Clichy, Paris 17e (1905). En haut de la fresque, un moulin coiffe une butte (Montmartre). En bas, les têtes des lambris sculptés. (voir cette photographie pour un aperçu intérieur de la salle). |
Devenus complices et sûrs l’un de l’autre, Marie Scheikevtich et Aristide Briand entretiennent une relation d’amitié qui demeure intacte avec les années. Si elle est heureuse de lui donner les petits plats qu’il aimait, comme à tous [s]es amis, il n’hésite pas à la mandater pour user de ses charmes (un service psychologique, dit-elle…) auprès d’Émile Vandervelde (1866-1938), homme politique socialiste belge au moment de la conférence de la paix à Paris. Aristide Briand sait aussi se montrer prévenant et délicat dans les moments douloureux. Alors que Marie Scheikevitch est malade (nous n’en savons pas davantage) et suit un traitement coûteux, il ne tergiverse pas avant de lui faire porter les 10 000 francs qu’il a reçus de son prix Nobel. Puis : (visiblement émue) Quand mon frère a été tué le 15 septembre 1914 à Tracy-le-Val [Oise] au 103e d’infanterie, Monsieur Briand était à Bordeaux avec le gouvernement. Il m’a envoyé immédiatement une dépêche. (…) [I]l m’a donné la permission de faire des recherches sur 10 km 2 (…) pour retrouver le corps de mon frère qui malheureusement n’a pas été retrouvé, parce Tracy-le-Val et Tracy-le-Mont ont été bouleversés de fond en comble. (…) Ça, je ne pourrais jamais l’oublier. (39’51’’)
*
Emission 9 : Marcel Proust (première diffusion : 11 septembre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 42’17’’)
Première interview de Marcel Proust (par lui-même) signée Élie-Joseph Bois, parue dans le journal Le Temps le 13 novembre 1913 (page 4). À lire en cliquant sur ce lien (remodelée par mes soins). Tous les numéros du Temps sont en accès libre et téléchargeables depuis la base de données Gallica (B.N.F.) |
En novembre 1913, est publié à compte d’auteur Du côté de chez Swann, le premier volume d’À la recherche du
temps perdu. Marcel Proust (1871-1922), qui s’occupait
très activement de sa propre publicité
(Roger Pillaudin), fait appel à toutes ses relations pour satisfaire son
entreprise. Marie Scheikevitch est de celles-ci, qui demande à Adrien Hébrard (cf.
émission 7), directeur du journal Le temps, d’accorder dans le mois un papier à son ami :
Marie Schekevitch : Le temps n’avait pas l’habitude faire paraître des interviews d’auteur qui n’avait pas encore produit des œuvres importantes. Et en plus de ça, j’avais obtenu que des extraits de Du côté de chez Swann paraissent avant la publication du livre - cela ne s’était jamais fait.
Marie Schekevitch : Le temps n’avait pas l’habitude faire paraître des interviews d’auteur qui n’avait pas encore produit des œuvres importantes. Et en plus de ça, j’avais obtenu que des extraits de Du côté de chez Swann paraissent avant la publication du livre - cela ne s’était jamais fait.
Roger Pillaudin : Qui fut chargé de cet entretien
avec Marcel Proust pour Le temps ?
Marie Scheikevitch : _ Hé bien, monsieur Hébrard a
choisi un de ses rédacteurs : Joseph-Élie Bois [ou Élie-Joseph Bois en regard de sa signature] qui plus
tard devint le directeur du Petit parisien.
Cet entretien sans doute est remarquable puisqu’il a été presque
entièrement rédigé par Marcel Proust lui-même.
Roger Pillaudin : Il parut dans Le temps le 12 novembre 1913 [il s’agit en réalité du jeudi 13 novembre 1913].
Marie Scheikevitch : _ Joseph-Elie Bois était de
ceux qui a tout de suite compris l’intérêt principal du livre. Il n’a pas hésité à en programmer
l’originalité et la grande valeur. C’est-à-dire qu’ayant passé presque tout
l’après-midi avec Marcel Proust, quand il est rentré chez lui, il a lu jusqu’au
matin toute son œuvre. Marcel lui avait prêté un volume, (…) il a été absolument enthousiasmé.
Mais son article a voyagé plusieurs fois entre son domicile et le boulevard
Haussmann parce que Proust ajoutait toujours quelque chose. (43’32’’)
Première critique de Du côté de chez Swann signée Paul Souday, parue dans le journal Le temps le 10 décembre 1913 (page 3). À lire en cliquant sur ce lien (les rédacteurs du site Internet de France Culture feraient bien de lire le passage sur l'orthographe dans la deuxième colonne) Tous les numéros du Temps sont en accès libre et téléchargeables depuis la base de données Gallica (B.N.F.) |
La parution de ce premier entretien ne signe pas
l’approbation pleine et entière de l’auteur de La recherche aux yeux des rédacteurs du Temps. À en croire Marie Scheikevitch, un autre personnage
restait à dompter : c’était
monsieur Paul Sauday. Monsieur Hébrard n’imposait jamais quoi que soit à ses
rédacteurs. Cependant pour me faire plaisir, il a rappelé plusieurs fois à
monsieur Souday qu’il devrait lire Du côté
chez Swann et en parler. Et en effet, le 10 décembre 1913, le
feuilleton du Temps analysait Swann.
Roger Pillaudin : Comment cela ?
Marie Scheikevitch : _ Hé bien, j’ai l’impression
que ce n’était pas très favorable. Naturellement, il en reconnaissait beaucoup
la valeur, seulement il lui faisait de grandes critiques parce qu’il pensait
que c’était une œuvre à peu près complète. Il ne savait pas du tout que c’était le commencement d’une
vaste fresque. [souvenir très juste
notamment illustré par cette phrase du critique : « Il nous semble que le gros
volume de M. Marcel Proust n’est pas composé et qu’il est aussi démesuré que
chaotique, mais qu’il renferme des éléments précieux dont l’auteur aurait pu
former un petit livre exquis »]
Roger Pillaudin : J’imagine qu’en remerciement, vous
avez reçu de Marcel Proust témoignage de son affection.
Marie Scheikevitch : _ Oh ! J’ai reçu quelque
chose de tellement précieux que je ne peux pas dire que c’est un témoignage de
reconnaissance : j’ai été comblée.
Suit la lecture de la lettre reçue. (45’10’’)
Les efforts de Marcel Proust pour la promotion de son livre
ne sont pas immédiatement récompensés, loin s’en faut. Balançant entre
consternation et étonnement, une partie de ses lecteurs reste interdite devant
la nouveauté de son style (il écrit en allemand, il n’écrit pas en français, s’entend-elle
dire). Cette circonspection, Marie Scheikevitch ne l’a pas oubliée, elle qui
était folle du premier tome au
point de le relier dans du parchemin blanc. Un jour que Proust lui disait son découragement et le peu
d’intérêt que présentait tout effort littéraire, elle eut la primeur de recevoir un avant-goût des tomes à
venir : _ Hé bien, murmura t-il, puisque vous voulez bien savoir
ce qu’Odette est devenue, prêtez-moi votre exemplaire, et je vais vous résumer
la suite de mon œuvre. C’est ainsi qu’il m’écrivait en manière de préface les
pages que voici : « Réponse d’outre-tombe aux critiques
notamment à Louis de Robert et Benjamin Crémieux qui discutaient la question de
savoir si Marcel Proust avait fait un plan d’ensemble : Madame, vous voulez savoir ce que Madame
Swann est devenue en vieillissant. C’est assez difficile à vous résumer. Je
peux vous dire qu’elle est devenue plus belle.
(…) [lettre datée du début novembre 1915 à écouter à partir de 53’10’’]
Portraits et souvenirs par Marie Scheikevitch (émissions 10 à 12) (1960)
06/10/2017
*
Suite et fin des entretiens de Marie Scheikevitch avec Roger
Pillaudin. Dans le prolongement de la dernière émission résumée dans le post
précédent (cf. Émission 9),
les trois dernières émissions sont consacrées à
Marcel Proust, son personnage, puis sa personne et au travers de
ceux-ci, de
temps en temps, son œuvre. Elles s’écoutent encore une fois avec
délectation
pour la qualité de la langue parlée, la vivacité d’esprit de Marie
Scheikevitch, sa mémoire sans faille et les reflets de l'accent russe
dans sa voix qui roule.
Émission 10 : Marcel Proust (rencontre et amitié) (première diffusion : 18 septembre 1960)
Marie Scheikevitch voit Marcel Proust pour la première fois
en 1905 chez Madeleine Lemaire (1845-1928), artiste peintre. Un soir, je
remarquai au fond de l’atelier, dans un groupe, un jeune homme très pâle avec
des yeux admirables. (…) Ses
gestes étaient souples, ses mains longues et fines. (…) La voix de Marcel était très étrange. Elle avait
plusieurs registres. De confidentielle, elle s’enflait par moments pour devenir
éclatante. Puis s’éteignait peu à peu dans un murmure. (4’24’’) À cette époque, Marie Scheikevitch ne
connaît que les premiers livres de Proust (Les plaisirs et les jours et les traductions de Ruskin), puis quelques
facettes de sa personne grâce aux indiscrétions de ses amis. Même si peu croient
à son génie littéraire, sa constitution fragile et son mode de vie original
font parler, et dans les salons, préparent déjà sa légende. Reynaldo Hahn, un jour que nous dînions
chez Caroline Reboux [modiste] (…)
me dit mystérieusement que Proust était en train d’écrire un livre qui ferait
sensation et il me pria de m’intéresser à son œuvre. Je lui promis que, étant très liée avec Adrien Hébrard qui
était le directeur du Temps, je
lui en parlerai. Reynaldo m’a
dit : _ Il ira vous voir. (…) Proust
vint me voir, sans me prévenir d’ailleurs. Cependant, soit par
discrétion, soit
pour se rendre compte pendant cette première visite si j’étais digne ou
non d’apprendre quelque chose de l’oeuvre qui était déjà tout l’intérêt
de sa vie,
chaque fois que la conversation approchait du sujet de son livre, par
une
manœuvre très habile, il évitait d’en parler. (9’14’’)
Ainsi, la conversation s'embarque du côté de la littérature russe et
surtout de la musique russe, très en vogue à ce moment dans les
représentations données de Serge Diaghilev (1872-1929). Au
moment de son départ, je me risquai de lui dire que j’avais lu tout ce qu’il
avait publié jusqu’à ce jour. Il me regarda avec méfiance, se rassit, et
insidieusement me posa des colles. Je compris qu’il me faisait passer une
espèce d’examen déguisé.
C’est à l’été 1912, à la faveur de vacances passées à
Houlgate avec des amis que Marie Scheikevitch et Marcel Proust nouent le
commencement d’une amitié. Un soir de septembre, je fus toute surprise
d’apercevoir Marcel, errant, perdu, titubant sous les lumières, vêtu malgré la
chaleur d’un lourd pardessus, entrouvert sur un smoking flottant, et qui
laissait voir plusieurs gilets de laine. Il portait à cette époque une barbe
qui allongeait son visage et le faisait ressembler à un Greco. Et à la main, il
tenait un étonnant chapeau de paille. Joyeusement, j’allai à lui. Je passai toute la soirée avec Proust qui
s’étonnait de m’avoir rencontrée si près des salles de jeu [le casino de Cabourg/Balbec] moi qui ne jouais pas. (14’15’’) De cette première entrevue naquit une suite d’entretiens
que Proust appela plus tard : « Les brillants et vifs souvenirs de
Cabourg » au cours desquels il se confie sur son œuvre en cours : Il
exposait les idées directrices du livre, conçu et en partie écrit, faisait de
longues paranthèses pour m’expliquer sa composition, s’arrêtait soudain pour
préciser un détail important, tout cela avec des digressions, des comparaisons
prises dans la vie des gens que nous connaissons. J’avais l’impression de
l’envers d’une tapisserie dont je ne pourrais comprendre le dessin et le sens
que lorsque son auteur m’en aurait révélé la face. (…) Sa mauvaise santé n’était plus pour moi un secret, il
m’avait expliqué les soins qu’il lui fallait prendre les fumigations auxquelles
il s’astreignait pour combattre son asthme, son regret de ne pouvoir respirer
une rose.
*
Émission 11 : les derniers mois de la vie de Marcel
Proust (première diffusion : 2 octobre 1960) (même lien que ci-dessus, à partir de 23’18’’)
Rien ne pouvait vaincre, je dirai même, cette espèce de
neurasthénie qui l’a saisi les derniers temps,
déclare Marie Scheikevitch à propos de ses ultimes rencontres avec Marcel
Proust. Alors, pour l’amuser un peu et dissiper momentanément son accablement,
elle lui dit un jour : _ Vous ne vous rendez pas compte, Marcel, que
vous nagez en pleine gloire ? Il me regarda tristement. _ Hé bien, dis-je,
même si je ne peux pas vous le prouver, je peux vous amuser. Et je dépliais
devant lui une coupure du journal. C’était une réclame d’un marchand de
ceinture qui afin de s’attirer de nouvelles clientes, mettait dans son annonce
les lignes suivantes : « Si vous voulez avoir la démarche charmante
et souple des jeunes en fleurs, achetez la ceinture X » Marcel éclata de
rire : _ Où avez-vous trouvé cette perle ?
_ Tout simplement dans Le Figaro. Marie
Scheikevitch apprend la mort de l’écrivain (51 ans) par un pneumatique de
Reynaldo Hahn en novembre 1922. Anéantie elle attend quelques mois avant d’aller rendre visite à Céleste
Albaret, la servante dévouée de Proust : Je pris un taxi et
j’allai 14 rue des Canettes [6e
arrondissement de Paris] dans le petit hôtel qu’elle possédait avec
son mari.
Roger Pillaudin : Comment était Céleste ?
Marie Scheikevitch : _ Du temps de Marcel, c’était
une grande personne, élancée, mince, blonde, fade, qui avait des allures de
chatte étirée si je peux dire. Elle venait d’Aurillac, elle était la femme de
son chauffeur Odilon. Alors, en arrivant là, je trouvais une Céleste solide,
mère de famille, qu’elle n’avait pas pu être chez Marcel, parce qu’elle était
tout le temps trop occupée. Et quand elle me vit, elle éclata en sanglots.
Lecture par René Farabet (sans doute du livre Souvenirs
d’un temps disparu, de Marie Scheikevitch):
À la fin de septembre, Monsieur Proust, me dit-elle, se sentit plus
fatigué que d'habitude. Après une sortie vers la première semaine d’octobre, il
prit froid. Il rentra avec un
fort mal de gorge. Le lendemain, il était enrhumé. Et une crise d’asthme
s’ensuivit. Il s’inquiéta de se voir si souffrant à cause de la correction de
son livre Albertine disparue. Au
lieu de se soigner, il crut bon de redoubler d’ardeur au travail, craignant que
son état de santé ne l’empêcha de continuer la correction de ses épreuves.
Quelques jours de souffrance passèrent où il s’absorba dans son labeur. La
fièvre commencait à monter. Céleste insista pour qu’il appelât le Dr. Bize, son
médecin habituel. Trois jours plus tard, quand il vint sur son appel, le
docteur déclara, c’était vers le 15 octobre, que Marcel Proust n’avait encore
rien de grave, mais qu’ayant pris froid, il devait arrêter tout travail et se
soigner. À cette condition, il promettait la guérison dans huit ou dix jours. (…)
Malgré la défense du docteur, malgré la fièvre, il s’habilla et voulut sortir à
la fin d’une après-midi. Ses forces le trahirent et il fut obligé de rentrer
presque aussitôt. Il remonta et s’allongea sur sa chaise longue, il était
transi de froid, grelottait et se sentit si mal qu’il dût regagner son lit. Il
demanda à Céleste une fumigation, et essaya de se remettre à la besogne en lui
défendant cependant de rallumer le feu. (…)
(30’15’’)
*
Émission 12 : Marcel Proust, éléments de sa
personnalité (première diffusion : 25 novembre 1960) (même lien que
ci-dessus, à partir de 41’25’’)
Pendant la première guerre mondiale, à l’été 1916, Marie
Scheikevitch organise la rencontre entre Walter Van Rensselaer Berry
(1859-1927), dit Walter Berry, diplomate américain pro-français et Marcel Proust. Moi, qui ayant trouvé
dans sa bibliothèque deux petits volumes aux armes des Guermantes, j’avais
décidé de les faire rencontrer pour que Berry en fît cadeau à Marcel Proust. (…) Quand ces deux messieurs se rencontrèrent,
le contact fut pris immédiatement, et ce jour-là même ils ne purent pas se
quitter. Ainsi, nous passâmes toute la journée à la maison jusqu’au dîner et
nous nous sommes séparés seulement à deux heures du matin.
(43’14’’)
Roger Pillaudin : Chaque connaissance était pour
Proust une source de documentation ?
Marie Scheikevitch : C’était un sujet d‘étude. Il
les perforait absolument de questions. Il les interrogeait d’une manière tout à
fait particulière. Il était désireux de se mettre à la disposition de ses
interlocuteurs plus tard, non seulement par des indications personnelles mais
aussi en leur procurant le contact d’aide qu’il connaissait, des gens, des
spécialistes, des questions qui les intéressaient.
Roger Pillaudin : Je crois que lorsque quelqu’un
l’intéressait, il n’hésitait pas à envoyer Odilon, le mari de Céleste chercher
la personne en question.
Marie Scheikevitch : Absolument. Il l’envoyait
d’autant plus qu’il disait à Odilon : _ Vous, vous n’êtes pas un sujet
intéressant pour moi. Puisque vous me dites à peu près la vérite. Mais il y a
là un personnage que j’ai déjà vu plusieurs fois et qui m’intéresse au plus
haut point. Cependant, jusqu’à présent, il ne m’a raconté que des mensonges. Et
il croit que je le crois. Hé bien, je vais le faire venir encore une fois,
allez le chercher. Et cette fois-ci, je vais faire écrouler son édifice de
mensonges, comme un château de cartes.
Suivent une anecdote relative à un allume-cigarette reçu de
son frère parti au front que Proust s’empressa de demander à Marie Scheikevitch
pour le transposer quelque temps plus tard dans Le temps retrouvé, les habitudes de l’écrivain dans son lit (la préparation du café toujours servi bouillant,
les fumigations, la finesse des tissus portés), sa passion pour les roses.
Partout où il pénétrait, il y avait toujours un moment de
stupeur, parce que Marcel arrivait avec ce teint blafard de plante qui aurait
été dans un sous-sol n’est-ce pas, sous une cloche de verre. Il avait des yeux
extrêmement cernés, il était très élégamment habillé, mais un peu à l’ancienne
mode. Il avait une grande pelisse doublée de fourrure, il avait un magnifique
cache-nez blanc, des gants trop grands pour ses petites mains, il avait des
souliers qu’il n’avait pas mis depuis longtemps et qui craquaient (…) et puis
surtout il y avait quelque chose qui frappait : c’étaient les registres
différents de sa voix. Tantôt sa voix était éclatante et sonore, et tantôt
c’étaient des chuchotements de chapelles et il avait l’air de vous raconter des
secrets. Alors notre groupe paraissait très bizarre n’est-ce pas, les gens
autour de nous chuchotaient, ils ne disaient probablement pas grand chose. Mais
Marcel s’est levé brusquement et s’est dirigé vers le maître d’hôtel qui était
arrêté là. Il lui a dit : _ Monsieur, voulez-vous donner ma carte de visite
à ces messieurs qui sont là derrière nous et qui ont l’air de ne pas savoir qui
est Madame, je ne le supporterai pas, ils sont parfaitement inconvenants. Une façon comme une autre de détourner l'attention tout en faisant montre d'une courtoisie extrême envers Marie Scheikevitch.
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