La philosophie positive, et le positivisme qui la développe, ont été d’une importance majeure au XIXe siècle. Une vulgate confondant parfois les positions explicites de Comte avec les modifications voire les dérives apportées par des disciples plus ou moins fidèles, ou avec ce que les adversaires en ont caricaturé, a multiplié les malentendus.
Il s’agit ici de retracer le parcours comtien et d’en montrer les enjeux. Comte a voulu construire une philosophie en rupture avec celle de l’Encyclopédie et de la Révolution. Il a fondé un mouvement pour son temps, et dont le nôtre a sans doute hérité plus qu’on ne l’a dit.
L’accent est mis sur la systématisation complexe élaborée par Comte, liant les savoirs et les pouvoirs, les desseins intellectuels et sociaux, le souci de l’avenir appuyé sur l’histoire. En partant des sciences, dont il s’efforce d’établir une appellation contrôlée, il édifie une philosophie de l’ordre et du progrès; il la prolonge en une socio-politique, puis la déploie, en réintégrant l’affectif, en une nouvelle religion, qui se veut sans Dieu pour mieux servir l’Humanité.
Rencontre avec Annie Petit pour son livre "Le Système d’Auguste Comte"
De la science à la religion par la philosophie (Paris, Vrin, 2016).
Annie Petit est professeur émérite de philosophie de l’Université
Paul-Valéry de Montpellier.
1Annie Petit, professeur émérite de philosophie de l’université Paul-Valéry de Montpellier, a travaillé depuis de nombreuses années sur l’œuvre d’Auguste Comte et de ses disciples, celle de ses inspirateurs, ainsi que sur l’histoire et le devenir de la pensée positiviste. Ses articles ou préfaces sur et autour d’Auguste Comte en font l’une des grandes spécialistes de la pensée du xixe siècle. Une première synthèse de ses travaux a été réalisée dans sa thèse soutenue en 1993, Heurs et malheurs du positivisme comtien. Philosophie des sciences et politique scientifique chez Auguste Comte et ses premiers disciples (1820-1900). Dans le présent livre, publié chez Vrin, le projet d’Annie Petit est de montrer, et même démontrer, la complexité de la pensée d’Auguste Comte, la genèse de son système et ses transformations, tout en mettant au jour certaines contradictions. Dans cet ouvrage, elle se centre sur la dimension systématique de cette pensée, qui n’en est pas moins dynamique.
2L’aspect formel de l’ouvrage est conforme aux exigences de la recherche : liste des œuvres de Comte avec leurs abréviations ; notes de bas de page abondantes (mais non étouffantes) avec des citations de textes mal connus ou oubliés, ou de correspondance, qui enrichissent de façon brillante le propos ; treize annexes permettant de prendre connaissance de documents importants, comme les plans du Cours de philosophie positive à diverses étapes ; quelques aspects du calendrier positiviste ; la liste des ouvrages de la bibliothèque positiviste de 1854, etc. ; une abondante bibliographie, un index des noms, la liste des ouvrages de et sur Auguste Comte publiés chez Vrin ; enfin le plan de l’ouvrage et ses divers intertitres ou titres de chapitres, où l’humour n’est pas absent, rendent cet ouvrage accueillant malgré son sérieux, et constituent un outil de travail pour quiconque a envie de voir de près ce qu’a dit le philosophe ou ce qu’on a dit de lui.
3Cet ouvrage est un modèle de biographie intellectuelle qui évite les pièges de l’hagiographie. En effet Annie Petit n’hésite pas à souligner quelques étrangetés de la pensée de Comte, et à en montrer la genèse parfois complexe. Elle se donne pour tâche également d’en faire comprendre la logique et d’en dénoncer les interprétations simplistes voire erronées. On ressort de la lecture de ce texte avec une vision nouvelle de la pensée positiviste.
4Loin de donner une vision figée et rassurante de la pensée comtienne, Annie Petit propose un parcours de l’œuvre qui oblige à remettre en question chaque étape de la compréhension que l’on croit avoir pu établir. Dans son introduction au Discours sur l’esprit positif de 1844 (Vrin, 1995) comme dans la présentation du Discours sur l’ensemble du positivisme de 1848 (Garnier-Flammarion, 1998), et comme aussi dans ses nombreux articles, Annie Petit avait déjà débroussaillé la complexité des idées de Comte. Dans ce nouvel ouvrage, elle s’affronte à la partie que l’on pourrait appeler rétrospectivement « épistémologique » du système comtien, tout en ménageant des ouvertures vers la pensée politique, sociale et religieuse du philosophe, et en laissant entrevoir ce que les disciples ont fait de l’ensemble de la pensée du « maître », questions qui feront l’objet d’un second ouvrage en cours d’écriture.
5Par la lecture de ce livre, on assiste à l’évolution du Cours dont la présentation donne lieu à six versions entre 1826 et 1830, ce qui, selon la formule d’Annie Petit, constitue une « cascade de programmes ». Le nombre de leçons varie, la distribution des différentes sciences également, les mathématiques, mises au pluriel au début, deviennent la mathématique… Mais la publication intégrale du cours en 1842 respecte en gros les plans généraux (p. 97-99).
6On assiste également à la genèse de certains concepts, à celle des « idées-mères », telles que la loi des trois états, qui ont leurs principaux caractères dès le « Plan » de 1822 – plan dont le titre même (Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société) annonce à quel point la visée sociale de Comte était présente dès le départ (p. 33). Ces analyses reposent sur les publications, la correspondance, les manuscrits, qui forment un écheveau au cœur duquel Annie Petit semble circuler comme un poisson dans l’eau.
7Si les points forts de la théorie comtienne sont pour la plupart présents dès les premières traces de sa pensée, celle-ci évolue aussi. Il n’est que de comparer le Cours et le Discours sur l’esprit positif de 1844 pour voir les choses bouger dans les préoccupations de Comte. Ce Discours qui était au départ une introduction à un cours d’astronomie populaire destiné aux ouvriers et non plus aux « messieurs » ou à un auditoire déjà formé aux sciences, montre l’inflexion de Comte vers une valorisation des « aptitudes du vulgaire » et un engagement vers une morale sociale qui ne soit pas issue d’un esprit théologico-métaphysique (p. 256-258).
8Il est frappant de voir comment l’évolution des idées s’exprime à travers les changements ou les nuances de vocabulaire. Dans le Discours de 1844 il est question d’une « école positive », mais en 1848 l’adjectif « positif » est remplacé par celui de « positiviste » et le second Discours officialise le terme de « positivisme » dans son titre même, Discours sur l’ensemble du positivisme. Ce terme manifeste une orientation vers des préoccupations sociales, politiques et morales où la science apparaît comme un moyen de construire une nouvelle organisation sociale. De même, ce qui était nommé « culte de l’humanité » est remplacé quelques années plus tard par « religion de l’humanité » (p. 273). Toutefois Annie Petit fait remarquer (p. 259) que la majuscule du mot Humanité n’est présente qu’une seule fois dans le Discours de 1844 et qu’il ne faut pas anticiper trop rapidement sur le développement de la philosophie comtienne.
9La construction d’un néologisme devenu un nom courant, « sociologie », s’est faite aussi par étapes et a dû en passer par une réorganisation du vocabulaire, notamment à propos du terme « physique », qui selon les termes d’Auguste Comte était le « nom générique destiné à désigner l’ensemble de l’étude de la nature » et Annie Petit explique : « Il s’agit donc de préciser l’acception du terme “physique” par rapport aux trop larges usages anciens, ce que Comte fait parfois en précisant : “physique proprement dite” ». L’usage plus large du terme n’en a pas moins longtemps existé dans ce que Comte a appelé « physique céleste », « physique terrestre, soit mécanique, soit chimique », « physique organique, soit végétale, soit animale » (p. 115-116). D’où la création tardive de « sociologie » qui remplace « physique sociale » et qui complète l’ensemble des sciences fondamentales. Comte, dit Annie Petit, prend « un ton à la fois prudent et triomphaliste » pour « hasarder », dans la 47e leçon, la création de ce terme (p. 137). La quête d’une physique sociale n’en est pas moins une préoccupation de longue date de la part de Comte.
10Ce qui apparaît dans toute cette généalogie du système, est la constance des préoccupations et la constance des grandes lignes du système, sur fond de changements, de déplacements d’intensité, de création de nouveaux termes… On ne peut pas dire en effet que les deux premières leçons du Cours publiées en 1830 sont devenues complètement obsolètes lors de la publication de l’état final du Cours. La loi des trois états de la science, qui doit passer au cours de son développement par la théologie, puis la métaphysique, pour arriver à l’âge positif, demeure. Même si elles changent de nom, même si les deux sciences qui sont aux extrémités de la liste ont été ajoutées, elles apparaissent dans le même ordre : de la mathématique (qui a fini par devenir une des sciences fondamentales après avoir été mise à part), en passant par l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie, jusqu’à la sociologie (pour employer les dénominations de l’état final). La justification du choix des sciences fondamentales et de l’ordre dans lequel elles sont classées est à la fois historique (selon l’ordre d’apparition de leur état positif) et « dogmatique » (selon l’ordre rationnel).
11Mais cette stabilité n’est finalement qu’apparente, ou plutôt elle a failli être un peu plus bousculée dans un dernier ouvrage de Comte qui est resté inachevé : Synthèse subjective ou Système universel des conceptions propres à l’état normal de l’Humanité. Annie Petit nous apprend que Comte y prévoit une synthèse de la science et de la religion, et que « son plan général devient deux fois ternaire » : l’esprit théorique, dit Comte, « apprécie successivement l’Espace, la Terre, et l’Humanité », et il s’agit de distinguer trois éléments de la philosophie inorganique puis trois domaines organiques, pour aboutir à « la progression normale que forment la Logique, la Physique et la Morale ». La Mathématique était déjà devenue Logique ; quant à la Biologie elle est basculée dans la science de l’Humanité. Ces bouleversements correspondent, dit Annie Petit, à « un changement d’attitude assez radical de Comte vis-à-vis des sciences » (p. 333). Il a pris ses distances vis-à-vis des « savants actuels », peu à peu, les rapports entre Ordre et Progrès subordonnent le progrès à l’ordre, « ce qui correspond aussi à un tournant conservateur dans les choix politiques » (p. 341).
12Si l’on s’attache à ce qui est le plus connu de Comte, c’est-à-dire sa conception de la science à travers les deux premières leçons du cours, on constate qu’il est difficile de concevoir de façon correcte la « philosophie de Comte » sans se référer à son évolution. On aurait presque envie de se raccrocher à une vision simple que l’on sait maintenant erronée. Ou plutôt, on peut choisir d’affiner ce qu’on en connaît en ayant davantage conscience de la place relative de telle ou telle idée.
13Par exemple, on pourra retenir l’évolution de la conception que Comte a eue de la science, au début non distinguée de la philosophie, puis, en tant que science positive, distinguée du savoir en général, enfin se mettant au service d’un ordre social. Et dans le « vouloir vivre qui travaille la volonté de savoir » affirmé par Comte, on pourrait voir, comme Annie Petit, « une sorte de tragique de la condition humaine » et repérer « quelques traces, surprenantes, mais prégnantes, d’un romantisme que tant d’autres déployaient au temps de Comte » (p. 184).
14Dans la précision érudite de sa lecture de l’œuvre comtienne, Annie Petit démonte quelques idées reçues sur le positivisme. La « vulgate peu informée » qui en arrive à confondre positivisme et scientisme, cette religion de la science, méconnaissant à la fois le statut de la science et celui de la religion selon Comte, est sans doute la plus grossière. Annie Petit fait d’ailleurs remarquer que Comte, qui se veut avant tout philosophe, n’a pas intitulé son cours Cours de Science positive, mais bien Cours de Philosophie positive (p. 68). Sa religion n’est pas celle de la science mais celle de l’Humanité.
15Annie Petit évoque également ses désaccords avec l’interprétation de Comte par d’autres philosophes, faisant ainsi état des débats internes à la philosophie. Ainsi elle rétorque à Michel Serres, qui déduit de la classification des sciences et de l’ordre chronologico-dogmatique dans lequel elles sont présentées, l’idée que cela manifeste « la quête, d’une présidence », alors que, dit Annie Petit, « la dépendance de chacune à chacune et à toutes, permet qu’aucune ne soit vraiment inféodée » (p. 149).
16Un autre désaccord avec l’interprétation d’Émile Meyerson, qui assimilait le positivisme comtien à un refus d’explication, lié à une vision de la science « restreinte à la fonction descriptive », amène une rectification. Le malentendu, dit Annie Petit, vient d’une confusion entre explication et recherche des causes. Or Comte « assimile plutôt l’explication à la recherche des lois et à la prévision » (p. 110). On pourrait rappeler d’ailleurs la formule bien connue de la deuxième leçon du Cours : « science d’où prévoyance, prévoyance d’où action ».
17Enfin, cherchant à caractériser le positivisme de Comte par rapport à l’usage ultérieur du terme positivisme, elle rappelle que pour Comte, « s’intéresser aux énoncés formels et s’interroger sur une méthode sans égard pour ses effets réels et ses emplois doctrinaux, c’est retomber dans les vices de la métaphysique », d’où la distance de la pensée de Comte par rapport aux programmes des positivismes logiques (p. 86).
18On pourra terminer sur quelques propos concernant deux sciences chères à Auguste Comte, l’une étant entrée tardivement dans la liste des sciences fondamentales comme on l’a vu (la mathématique), et l’autre n’y étant pas entrée (l’histoire).
19Le rapport de Comte – dont on sait qu’il est polytechnicien – à la mathématique est paradoxal. C’est pour lui la base de toutes les autres sciences, ce qui l’avait amené, au début, à la mettre à part. Annie Petit analyse de près la troisième leçon du Cours consacré à cette science, et cite (p. 99-108) les formules phares de Comte : la mathématique pousse « au plus haut degré possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la qualité […] le même genre de recherche que poursuit […] chaque science réelle dans sa sphère respective […]. C’est donc par l’étude des mathématiques et seulement par elle, que l’on peut se faire une idée juste et approfondie de ce qu’est une science » (p. 101). Pour autant, Comte se méfie de certaines applications des mathématiques, tant dans les phénomènes physiques que dans les phénomènes humains, il parle de l’exagération des physiciens sur le rôle de l’analyse mathématique, il souhaite que l’expérience reprenne sa place, il refuse la statistique à la sociologie… D’ailleurs, « tout en conférant aux mathématiques le statut de “base” philosophique, il en fait un simple “instrument” » (p. 65). C’est dans ses travaux sur les mathématiques, dit Annie Petit, qu’il « affichait le plus clairement ce qu’il entendait par “philosophie” » (p. 47). Il voyait aussi comment l’analyse mathématique trouvait dans la physique « un emploi étendu », ce qui l’amenait à rendre hommage à Fourier et à sa thermologie, terme dont Comte revendiquait la création, mais qu’il reconnaissait avoir été employé « quelquefois » par Fourier (p. 117).
20L’histoire, quant à elle, est habitée du même paradoxe : Comte est fasciné par l’histoire, qui, dit-il dans le Système de Politique positive, « constitue à la fois le principe essentiel du positivisme et son résultat général ». Si l’histoire n’est pas une des sciences fondamentales (et, même, sera supplantée par la morale quand il s’agira d’ajouter une septième science à la liste de six), elle est une « méthode » qui sous-tend l’approche comtienne des sciences. C’est la philosophie de l’histoire qui intéresse Auguste Comte, comme visée d’un nouvel ordre social ou comme recherche de « précurseurs », « prédécesseurs » ou « pères spirituels » (p. 335-336).
21Si l’on peut ne pas tarir d’éloges sur ce livre d’Annie Petit, on ne serait pas crédible si quelques remarques critiques n’accompagnaient pas ces louanges. Des petits accrocs à la rigueur historienne – qui pourtant est l’une de ses grandes qualités – dans l’utilisation, par exemple, du terme « épistémologie » à propos de Comte, alors que ce terme n’est apparu que « dans les années proches de 1900 », selon la formule d’Anastasios Brenner (Les origines françaises de la philosophie des sciences, PUF, 2003, p. 6) ; ou, encore un problème de vocabulaire, il aurait été heureux de souligner que le mot dogmatisme, ou l’adjectif dogmatique, ne se rapporte chez Comte ni à une vérité intangible, ni à une opinion philosophique reçue dans une école, ni à une doctrine établie par l’autorité d’une Église, et n’ont pas de connotation péjorative comme c’est souvent le cas dans le langage du xxe et du xxie siècles. Cette distance de sens aurait pu être l’occasion d’entrer en connivence avec le lecteur et le faire sourire, tout en explicitant plus précisément le sens de l’« ordre dogmatique » dans l’arrangement des sciences fondamentales, sens que l’on devine un peu mais qui gagnerait à un commentaire et une réflexion spécifiques.
22Reste aussi à savoir quelle philosophie de Comte on a envie de retenir. À quelle étape de la pensée comtienne va-t-on s’arrêter ou s’attacher… Annie Petit pose brièvement la question (p. 335), mais on aimerait savoir : que peut-on faire de cette philosophie aujourd’hui ? François Jacob dans Le jeu des possibles (Fayard, 1981) avait proposé une interprétation de Comte assez séduisante, qui rendait vivante cette philosophie, en introduisant la notion d’émergence pour expliquer le passage d’une science à une autre dans ce parcours de la mathématique à la sociologie, à la fois par la chronologie (on reconnaît l’ordre historique de Comte) et à la fois par la complexification croissante de l’objet d’étude, chaque étape intégrant l’étape précédente et ajoutant de nouveaux concepts pour comprendre les nouveaux objets, ce qui était une barrière contre le réductionnisme. Autrement dit, ce qui est montré par Annie Petit comme étant un parcours philosophique bon à penser pourrait devenir aussi bon pour penser.
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