« C’était, au reste, une singulière fille. Des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée, le souvenir poignant des mauvais jours sans pain, près de son père malade ; la conviction, née des rancunes de l’artiste dédaigné, que la protection acquise aux prix de toutes les lâchetés et de toutes les vilenies est tout ici-bas ; une appétence de bien-être et d’éclat, un alanguissement morbide, une disposition à la névrose qu’elle tenait de son père, une certaine paresse instinctive qu’elle tenait de sa mère, si brave dans les moments pénibles, si lâche quand la nécessité ne la tenaillait point, fourmillaient et bouillonnaient furieusement en elle. » – Marthe, histoire d’une fille
Marthe est une rousse flamboyante, elle a la bouche groseille et une « prestance de déesse des ornières ». Fille de joie à ses heures, elle fait la vedette à Bobino. Marthe croit alors accéder au bonheur en s’amourachant de Léo…
« C'est un peu lâche de style, trop barbouillé de couleurs, et sans
faits extraordinaires ni poignants. La sauce ravigote pour faire avaler
ce poisson est fournie par le cynisme ».
(Huysmans à Zola)
Les Sœurs Vatard est-il un roman naturaliste ? Autant que Marthe, cette Histoire d'une fille parue en 1876, plus qu'En Ménage et À Vau-l'eau, Les Sœurs Vatard affiche d'emblée son appartenance à cette « littérature putride » que Louis Ulbach dénonçait en 1868 à la lecture de Germinie Lacerteux, paru en 1865, et de Thérèse Raquin, paru deux ans plus tard.
C'est à Zola que le jeune Huysmans dédie d'ailleurs son second roman, dont le titre et le sujet ressortissent bien d'une topique naturaliste : un patronyme aux sonorités déplaisantes et populacières, un milieu, celui des ateliers de brochure parisiens, une intrigue - qui n'en est pas une - centrée sur les amours de deux sœurs. L'auteur de L'Assommoir ne manque pas de reconnaître ce fils comme sien, par un article qu'il consacre au roman à sa parution et qu'il reprend en 1880 dans Le Roman expérimental.
Les Sœurs Vatard est bien d'abord un acte d'allégeance au maître et une preuve de la fidélité du disciple au modèle proposé par Zola. Huysmans a consacré quatre articles à L'Assommoir en 1877 dans L'Actualité, journal bruxellois, et le roman de 1879 est évidemment lié à cet autre roman de la vie ouvrière, à cette « simple vie de Gervaise Macquart » - avec laquelle Vatard assonne, comme Colombel, l'ami d'Anatole, rappelle le père Colombe. C'est aussi une place que cherche alors l'écrivain dans le champ littéraire, alors dominé par la littérature naturaliste, et les lettres qu'il adresse à Théodore Hannon, avec lequel il vient de se lier, font ainsi état d'un « groupe », d'une « bande de jeunes » qui veulent « faire vivant et vrai à n'importe quel prix » et que Paris commence à entendre.
Proclamation esthétique et stratégie d'un romancier qui veut se faire un nom : la collaboration aux Soirées de Médan, l'année qui suit les Sœurs Vatard, le confirmera.
Il n'en demeure pas moins que c'est aussi, secrètement, sous le patronage d'Edmond de Goncourt que se place alors Huysmans. Il le dira crûment à Henry Céard des années plus tard, à propos de Marthe, ce « vieux ovaire de jeunesse, fécondé par un spermatozoïde égaré des Goncourt». De même qu'il est toujours sous l'influence de Baudelaire, auquel rendait hommage son Drageoir aux épices, et la combinaison du modèle de l'écriture artiste et de celui du « paysage parisien » ou du « petit poème en prose » est constamment perceptible dans Les Sœurs Vatard. Dès lors, ce roman, à la croisée de ces différents chemins, est également une œuvre critique, qui prépare l'éloignement qu'exprimera À Rebours. Roman de l'artiste, comme le sera En Ménage où le peintre se doublera d'un écrivain, Les Sœurs Vatard formule un art poétique, certes hésitant, encore en devenir, une sorte de work in progress.
C'est en tâtonnant que le romancier se livre en effet à l'élaboration d'un roman délibérément naturaliste, tout en s'adonnant avec délectation à la mise en cause de la mimesis dans une écriture burlesque et libre : Les Sœurs Vatard, ce sont des lieux communs mis à nu, c'est un exercice de style virtuose et brillant, c'est une réflexion sur les conventions romanesques. C'est finalement, selon les termes de David Baguley, une mise en cause des « fondements mêmes du projet romanesque du naturalisme zolien».
Analyse spectrale de l'occident - Du naturalisme au mysticisme : Joris-Karl Huysmans (1ère diffusion : 16/03/1968)
Joris-Karl Huysmans, du naturalisme au mysticisme : Analyse spectrale de l'Occident (1968 / France Culture). Diffusion sur France Culture le 16 mars 1968. Portrait de Joris-Karl Huysmans par Jean-Louis Forain, en 1878. Une émission préparée par René Louis. Assistante à la réalisation : Annie Cœurdevey. Avec le concours de Pierre Cogny (maître-assistant à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Caen), Jacques Lethève (conservateur au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale), René Rancœur (conservateur au département des Imprimés), Marcel Thomas (conservateur en chef du département des Manuscrits) et Pierre Waldner (chargé d'enseignement à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Poitiers). Et avec les voix de René Dumesnil et de l'abbé Jean Steinmann. Textes de Joris-Karl Huysmans lus par Édith Scob, Michel Bouquet et Jean Topart. Joris-Karl Huysmans, nom de plume de Charles Marie Georges Huysmans, est un écrivain et critique d'art français, né le 5 février 1848 à Paris et mort dans la même ville le 12 mai 1907. Huysmans naît le 5 février 1848 au 11 (actuel n° 9), rue Suger dans le 6e arrondissement de Paris, d'un père néerlandais du nom de Godfried Huysmans, lithographe de profession, et d'une mère française, Malvina Badin, maîtresse d'école. Il passe toute son enfance dans cette maison. Il fit toute sa carrière au ministère de l'Intérieur, où il entra en 1866.
En 1880, il collabore au journal "Le Gaulois", hostile à l'expulsion des jésuites décrétée par le gouvernement. Sous la pression de ses supérieurs hiérarchiques, il cesse sa collaboration. En tant que romancier et critique d’art, il prit une part active à la vie littéraire et artistique française dans le dernier quart du XIXe siècle et jusqu’à sa mort, en 1907. Défenseur du naturalisme à ses débuts, il rompit avec cette école pour explorer les possibilités nouvelles offertes par le symbolisme, et devint le principal représentant de l’esthétique fin de siècle. Dans la dernière partie de sa vie, il se convertit au catholicisme, renoua avec la tradition de la littérature mystique et fut un ami proche de l'abbé Mugnier. Atteint d’un cancer de la mâchoire, J.-K. Huysmans mourut à son domicile parisien du 31, rue Saint-Placide le 12 mai 1907, et fut inhumé à Paris au cimetière du Montparnasse.
En 1876, Huysmans publie son premier roman, d'inspiration ouvertement naturaliste, "Marthe, histoire d'une fille", qui a pour thème la vie et les déboires d’une jeune parisienne contrainte par une société cupide et sans scrupules à aller jusqu'à se prostituer pour survivre. Craignant la censure qui sévit alors en France, Huysmans fit d’abord éditer ce roman à Bruxelles. La même année, il se lie d'amitié avec Émile Zola, dont il prend ouvertement la défense dans un vibrant article consacré à son dernier roman, "L'Assommoir". Cet article restera dans l'histoire de la littérature comme un des tout premiers manifestes en faveur du naturalisme. Son deuxième roman, "Les Sœurs Vatard", qui suit également la veine naturaliste, paraît en 1879, accompagné d'une dédicace à Zola, qu’il reconnaît comme son maître en littérature. Dès lors, Huysmans appartient au petit groupe des jeunes écrivains reçus par Zola dans sa villa de Médan. Il y fréquente Guy de Maupassant, Léon Hennique, Henry Céard et Paul Alexis avec lesquels il collabore, en 1880, à la publication, sous l’égide de Zola, du recueil collectif de nouvelles naturalistes intitulé "Les Soirées de Médan", dans lequel il insère "Sac au dos", un récit ironique et antipatriotique de son expérience de civil mobilisé durant la Guerre de 1870.
"En Ménage", roman publié l’année suivante, et surtout "À vau-l'eau", une longue nouvelle parue en 1882, peignent les existences ternes et sans saveur d’anti-héros usés par « cette vie moderne atroce », et dont les idées noires sont imbibées des préceptes pessimistes de Schopenhauer. Huysmans développe dans ses romans une « philosophie existentielle de la vie ». Huysmans gardera de cette période une puissance d'évocation exceptionnelle dans ses descriptions architecturales, comme le Cycle de Durtal en témoigne dans les nombreuses pages consacrées aux édifices religieux.
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