Saint Antoine le Grand, le père des moines
Saint Antoine le Grand est né en Egypte au IIIe siècle. Assidu à la méditation des Ecritures Saintes, ce «père du désert» reçoit le don de guérir les âmes et les corps. Il est considéré comme le «père des moines»
Saint Antoine dit le Grand est considéré comme le « père des moines ». Il nous est connu par des sentences (1), des lettres (2), ainsi que par une Vie(3) écrite par saint Athanase, évêque d’Alexandrie et cheville ouvrière du concile de Nicée en 325. Ce dernier, grand pourfendeur de l’hérésie arienne, avait dû s’éloigner à plusieurs reprises de son siège épiscopal à cause de persécutions. C’est ainsi qu’il connut les déserts d’Egypte et les moines qui y vivaient.
La Vie d’Antoine nous apprend qu’il est né en Egypte de parents chrétiens et riches, dans la seconde moitié du IIIe siècle. Il fréquente l’église et se révèle attentif à la lecture des Ecritures, gardant précieusement en son cœur ce qu’il a entendu. Il est, nous dit Athanase, satisfait de ce que la vie lui procure. Après la mort de ses parents vers 18 ou 19 ans, sa vie, plutôt « lisse », bascule. Au cours d’une célébration liturgique, il entend une parole de l’Evangile qui le touche profondément : « Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. » Pour Antoine, il est clair que cette parole s’adresse à lui personnellement. Il l’interprète comme un appel de Dieu. Il va donc s’empresser de la mettre en pratique en abandonnant certains de ses biens et en vendant les autres pour en donner le produit à des chrétiennes qui s’occuperont de l’éducation de sa jeune sœur. Notons que cette parole décisive le rejoint alors qu’il était précisément occupé à méditer sur la vie de ceux qui veulent suivre le Christ, telle que présentée par les Actes des Apôtres.
Deux aspects dominent sa démarche : l’un qui relève de l’attachement au Christ ; l’autre du renoncement à ce qui pourrait constituer un obstacle à cet attachement. Notons également que, dans son rapport à l’Ecriture, il peut prendre un verset au pied de la lettre (détachement de ses biens matériels) et faire preuve d’une grande liberté. De fait, la suite du Christ s’identifie pour lui à une vie d’anachorèse (du verbe grec qui signifie s’éloigner) dans le silence et la solitude et non à une vie de prédicateur de la Bonne Nouvelle. Autant dire que, par delà les siècles et malgré l’écart culturel, la vie d’Antoine nous dit quelque chose d’essentiel sur la place de l’Ecriture dans la vie du chrétien, sur le caractère évangélique de tout appel et sur sa dimension à la fois personnelle et ecclésiale.
Antoine va donc commencer par se retirer aux abords de son village et à se mettre sous la direction d’un homme qui s’adonne à une vie d’ascèse dans le célibat et la prière. Ce qui ne l’empêche pas de visiter d’autres solitaires pour butiner comme l’abeille. De fait, il « fait son miel » des qualités de chacun : de l’un il apprend l’humilité, de l’autre la douceur, d’une troisième la vigilance... Dans sa solitude, Antoine est attentif à lui-même, il s’adonne à la prière continuelle et il travaille de ses mains pour subvenir à ses besoins et aider les pauvres.
De commencement en commencement
Saint Athanase note : « Antoine ne se souvenait pas du temps passé, mais jour après jour, comme s’il débutait dans l’ascèse, il s’efforçait davantage au progrès, se répétant continuellement le mot de saint Paul : ‘Oubliant le chemin parcouru… je cours droit au but (Ph 3, 13)’ ». Et de fait la vie d’Antoine n’a rien de statique, elle connaît des étapes associées à différents lieux. A l’écoute de Dieu, il ne s’installe pas et ne nourrit pas de l’illusion qu’il est enfin « parvenu » au but. Athanase poursuit : « Donc, comme s’il en était toujours au commencement, chaque jour, il s’efforçait de se montrer, tel qu’il faut paraître devant Dieu, pur de cœur et prêt à obéir à sa volonté et à nulle autre. »
Ainsi, après sa période de formation initiale, Antoine va s’enfermer dans un tombeau pour demeurer seul avec Dieu et combattre l’Ennemi. Autant dire qu’il affronte sa finitude humaine ainsi que les tentations qui s’y rattachent. Et cela, dans la foi en la victoire du Christ. Puis il ressent l’appel à s’enfoncer dans le désert qui, en Egypte, est omniprésent. Il va donc s’établir dans un fort abandonné sur une montagne. Il y connait un combat plus subtil par rapport aux pensées qui lui suggèrent d’abandonner la vie qu’il a embrassée. Il reste quelque vingt ans en ce lieu.
Sa sainteté finit par rayonner si fort qu’il est rejoint par des disciples et des personnes désireuses d’être soulagées de leurs maux car Antoine, rempli de l’Esprit Saint, a reçu un charisme de guérison des corps et des esprits. A la vue de ses nombreux visiteurs, il ne se trouble pas. Il est « naturel », comme Adam avant le péché. Il n’est plus le jouet de ses passions, mais d’humeur égale et capable d’une authentique charité. Il exhorte ceux qui viennent à lui en leur disant : «Ne préférez rien à l'amour du Christ». Il leur rappelle que : « Dieu nous aime. En effet, il n'a pas gardé son Fils pour lui, mais il l'a livré pour nous». Toutefois, désireux de préserver sa solitude, Antoine finit par se retirer dans le « désert intérieur » où il vivra jusqu’à sa mort, visité par des disciples et des chrétiens en quête de soutien.
Une sagesse de vie
L’itinéraire d’Antoine passe par une ascèse (un travail sur soi) assez rude en ce qui concerne le jeûne, la veille, les conditions de vie, ce qui peut gêner un lecteur contemporain sensible aux dégâts du « volontarisme » en matière spirituelle. En fait, il est important de se souvenir de la différence culturelle et du niveau de vie des populations de l’époque. Sans oublier que l’ascèse est conçue comme un chemin de purification qui conduit à la divinisation, c’est-à-dire à une participation toujours plus intense à la vie même de Dieu. Jamais elle n’est considérée comme une fin en elle-même. Athanase s’est d’ailleurs appliqué à corriger les ambiguïtés pouvant faire considérer ce moine comme un surhomme. Il note que c’est le Christ qui, vivant en Antoine, est vainqueur des tentations, que c’est le Christ qui agit en lui quand il guérit les malades et chasse les démons. Le salut vient de Dieu ; les dons d’Antoine témoignent tout simplement de ce salut.
Les enseignements attribués à Antoine sont riches. Dans un premiers temps, nous ne retiendrons que quelques-unes des sentences (ou apophtegmes) consignées dans les Sentences des Pères du désert qui en a rassemblées 38 sous son nom.
« L’abbé Antoine a dit : ‘Celui qui veut battre le fer réfléchit d’abord sur ce qu’il doit fabriquer : faux, épée ou hache. De même, nous aussi, nous devons examiner quelle vertu nous voulons acquérir pour ne pas peiner en vain’. » Pour lui, il est important de ne pas rester dans le flou, de définir un objectif avant d’entreprendre quoi que ce soit sur le plan spirituel. Une fois l’objectif déterminé, il s’agit de prendre les moyens adaptés et de viser à une cohérence. Les vertus dont il est question ici sont les attitudes spirituelles nécessaires pour croître dans la charité et vivre de plus en plus uni à Dieu et à ses semblables en humanité : l’humilité, la confiance, la vigilance… Car ces vertus lèvent les obstacles qui nous séparent de Dieu, de nous-mêmes et d’autrui. Notons qu’ici Antoine est proche du propos tenu par Jésus en Luc 14, 28-32, selon lequel il est indispensable de réfléchir avant de bâtir une tour ou d’engager une guerre contre l’ennemi.
Un autre apophtegme traite de la façon de plaire à Dieu. La question est posée par un anonyme. La réponse d’Antoine est la suivante : « Garde ce que je te commande : où que tu ailles, aie toujours Dieu devant les yeux ; quoi que tu fasses, aie le témoignage des Saintes Ecritures ; et en quelque lieu que tu te tiennes n’en bouge pas facilement. Garde ces trois choses et tu seras sauvé ». Il s’agit-là de l’essentiel. Cette pratique a d’ailleurs fait ses preuves dans la vie d’Antoine lui-même et dans celles de ses confrères. On touche encore une fois le rôle de l’Ecritures, de sa lecture, de sa méditation. La troisième clause vise à éviter le papillonnage qui relève de la fuite en avant et retarde le moment de se confronter à ses difficultés personnelles en accusant l’environnement. Cela étant, il ne s’agit pas d’une invitation à l’immobilisme. Il suffit pour s’en convaincre de relire la vie d’Antoine lui-même.
Deux autres sentences témoignent de l’humanité d’Antoine et de la prise en compte de sa propre faiblesse et de celle d’autrui. La première raconte une révélation qu’il reçut le concernant alors qu’il se trouvait « pris d’ennui et dans une grande obscurité de pensées. » Il s’adresse donc à Dieu pour lui dire : « Seigneur, je veux être sauvé, mais les pensées ne me laissent pas ; que ferai-je dans mon affliction ? » Peu après, il comprend qu’il s’agit pour lui de poursuivre les tâches de son quotidien avec humilité en alternant, comme il l’a fait jusqu’ici, travail et prière. Dans le deuxième apophtegme, Antoine est surpris par un chasseur en train de se détendre avec les frères au grand scandale de cet homme qui avait une « haute image » des ascètes. Antoine lui demande alors de bander son arc toujours plus fort. Le chasseur remarque qu’il risque de le casser. Et Antoine de lui répliquer : « Ainsi en va-t-il de l’œuvre de Dieu ; si nous tendons les frères outre mesure, ils se briseront vite. »
Du discernement
Le discernement est l’un des points forts de la formation au désert. Sans discernement, on peut se trouver « loin de Dieu », malgré l’ascèse, la prière et toute la bonne volonté du monde (voirSentences). D’où l’insistance sur l’importance de s’ouvrir de ses pensées à un père spirituel : « Interroge ton père et il te renseignera » (Sentences). Jouer le jeu de l’altérité en parlant à un autre de ses désirs, de ses peurs, de ses tentations est déjà une première étape d’objectivation et de libération. Elle s’avère indispensable pour acquérir le discernement.
Dans laVie, Athanase inclut un long discours dans lequel le discernement occupe une place de choix. Antoine énonce quelques grandes règles sur lesquelles la tradition ultérieure bâtira. Il vient de passer vingt-ans en solitude, il a vécu de très rudes combats intérieurs dont il affirme le caractère indispensable : « Quiconque n’a pas été tenté ne pourra entrer dans le Royaume de Dieu. Il est dit en effet : ‘Supprime les tentations et pas un n’est sauvé’ » (Sentences). De ce périple, il est ressorti libéré et transfiguré ; il peut donc parler.
Antoine note d’abord que le discernement est un don venu de Dieu. Ce qui ne supprime en rien le besoin d’un apprentissage. Et, dans le langage de son époque, il donne les critères qui permettront de distinguer les bons anges des mauvais ou les bons esprits des mauvais. Les uns comme les autres suggèrent à l’homme des pensées qui, à plus ou moins brève échéance, orienteront ses décisions.
« On peut facilement distinguer la présence des bons anges et des mauvais », nous dit Antoine, « si Dieu donne cette grâce. La vue des bons anges n'apporte pas de trouble. Ils ne crient pas, on n'entend pas leur voix, mais leur présence est si douce qu'elle remplit soudain l'âme de joie, d'allégresse et de courage. Car avec eux est le Seigneur qui est notre joie et la puissance de Dieu le Père. Les pensées de l'âme demeurent sans trouble et sans agitation… Le désir des biens futurs s'empare d'elle... »
La comparaison avec les mauvais esprits apporte un éclairage supplémentaire : « Mais de la venue et de l'apparition des mauvais anges, naît le trouble. Ils viennent avec du bruit... Ceci produit aussitôt frayeur dans l'âme, confusion et trouble dans les pensées, rend le visage triste, donne du dégoût pour l'ascèse, remplit de chagrin, rappelle le souvenir de nos proches, engendre la crainte de la mort et suscitent des désirs mauvais. »
Plusieurs points sont à relever dans cette démarche de discernement. Il s’agit d’abord de prendre du recul par rapport aux pensées qui nous traversent, puis de considérer l’effet qu’elles produisent : joie ou trouble ; courage et amour de Dieu ou dégout de ce qui touche à la vie spirituelle. Sans oublier de repérer la façon dont elles sont survenues : dans le calme ou l’agitation.
Antoine donne en outre des exemples bibliques : « La joie et l'état de l'âme témoignent de la sainteté de celui qui se rend présent. Ainsi Abraham, voyant le Seigneur, exulta, et Jean tressaillit de joie quand la Mère de Dieu, Marie, eut parlé. »
Une vie dans l’Esprit
La vie d’Antoine est façonnée par l’Ecriture, porteuse de l’Esprit de Dieu, et plus particulièrement par l’Evangile. Il l’a reçoit comme une Parole vivante qui lui est personnellement adressée. D’emblée il est situé dans un dialogue avec Dieu. Sa prière, jamais coupée du reste de sa vie, est une réponse à Celui qui lui parle. Elle est offrande à l’Esprit qui purifie et illumine.
La lettre VI, traduite de l’arabe et citée par le Père Matta El-Maskîne (4), rend bien compte de cette attitude profonde : « Ne donnez pas désormais de sommeil à vos yeux et ne laissez pas vos paupières s’assoupir, que vous n’ayez offert vos personnes en sacrifice au Seigneur, en toute pureté, et que vous ayez mérité de le voir ». Antoine paraphrase ici le Psaume 132. Rappelons que cette offrande passe très concrètement par la mise en œuvre des préceptes évangéliques, autant dire par une configuration progressive au Christ.
Dans la lettre VIII, traduite de l’arabe, il écrit à ses correspondants: « Ce grand Esprit de feu que moi-même j’ai reçu, recevez-le aussi. Et si vous voulez le recevoir pour qu’il habite en vous, présentez d’abord le labeur du corps, l’humilité du cœur, et élevez vers le ciel vos pensées jour et nuit. »
Cette unification de la vie est essentielle. Le moine (« monos ») est « un ». Ce qui peut être compris dans le sens de célibataire certes, mais plus encore d’unifié dans la quête de Dieu. Cela étant, il n’est pas besoin d’être au désert pour vivre cette réalité. Un apophtegme (Sentence) est explicite à cet égard : « Il fut révélé à Antoine dans le désert : ‘il y a dans la ville quelqu’un de semblable à toi, médecin de profession, qui donne son superflu aux indigents, et qui tout le jour chante le trisagion (la triple invocation au Dieu saint que l’on trouve en Isaïe 6 : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur’ ») avec les anges.’ »
Amour de Dieu et amour du prochain sont indissolublement liés. Dans la solitude, cet amour s’exprime principalement par la prière pour autrui, car « celui qui a été saisi par l’Esprit ne peut se contenter de prier uniquement pour lui-même ». Il se dit également par la fidélité dans le combat spirituel par amour de tous les hommes. Et plus concrètement, on le voit se manifester chez Antoine dans sa disponibilité aux visiteurs les plus divers, dans son investissement et sa délicatesse à leur égard. « Du prochain vient la vie ou la mort. En effet si nous gagnons notre frère, nous gagnons Dieu ; mais si nous scandalisons notre frère, nous péchons contre le Christ » (Sentence).
Pour conclure, il est important de noter le climat de joie qui habite la vie et les enseignements d’Antoine ; et cela au cœur même d’une grande austérité. A la fin de sa vie, il dira : « Je ne crains plus Dieu, je l’aime. » Un passage significatif d’une vie vécue dans l’Esprit qui dilate le cœur et le libère de toute crainte, le faisant passer de l’état d’esclave à la condition des fils de Dieu (voir Rm 8).
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(1) Les sentences des Pères du désert, collection alphabétique, Solesmes.
(2) Saint Antoine,Lettres, Abbaye de Bellefontaine.
(3)
Saint Athanase d’Alexandrie,Vie de Saint Antoine, éd. Cerf. Le texte
est également accessible sur différents sites Internet.
(4) Matta El-Maskîne,Saint Antoine ascète selon l’Evangile, éd. Abbaye de Bellefontaine.
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