Autour de Diderot, l'Encyclopédie, véritable 'machine de guerre' de
l'esprit des Lumières, regroupa des collaborateurs prestigieux au nombre
desquels figurent Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon, Condillac...
D'Alembert présentait ainsi l'entreprise : 'L' ouvrage que nous
commençons a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant
qu'il est possible, l'ordre et l'enchaînement des connaissances humaines
; comme Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, il
doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, soit
mécanique, des principes généraux qui en sont la base, et les détails
les plus essentiels qui en font le corps et la substance.
"L'Encyclopédie a rendu pensable une rupture"
Publié entre 1751 et 1772, objet de nombreuses rééditions, le "Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers", de Diderot et d'Alembert, somme de 17 volumes de textes et 11 volumes d'illustrations, instille les idées des Lumières dans l'ordre de l'Ancien Régime. Roger Chartier, historien de la culture écrite, analyse son influence et sa postérité.
Avez-vous lu l'"Encyclopédie" ?
Qui l'a lue dans sa totalité ? Peut-être deux personnes : Diderot et l'éditeur Le Breton, à l'origine du projet. La question est intéressante, parce qu'elle touche à la structure même de l'ouvrage, c'est-à-dire au système de renvoi d'un article à l'autre utilisé par Diderot pour les idées les plus audacieuses. Comme l'article "anthropophagie" renvoyant à "eucharistie". Quand on est en présence des 17 volumes de textes, complétés de 11 volumes de planches d'illustrations, dont la publication s'est étalée entre 1751 et 1772, cette utilisation des renvois devient problématique. Paradoxalement, c'est la version électronique de la première édition de l'Encyclopédie, mise en ligne par l'Université de Chicago, qui, d'un simple clic, rend aujourd'hui efficace un dispositif conçu par Diderot comme l'un des plus philosophiques, c'est-à-dire subversifs, qui soient.
En quoi ce système de renvois est-il subversif ?
L'Encyclopédie est publiée dans une époque de censure, qu'elle subit par deux fois. En 1752, après la parution des deux premiers volumes, par décision du Conseil d'Etat qui y voit un ferment d'erreur, de corruption des moeurs et d'irréligion. Puis en 1759, à la demande du Parlement qui mène la chasse aux livres "philosophiques" et les brûle. A chaque fois, c'est Malesherbes, directeur de la librairie, qui sauve l'entreprise. Dans un tel contexte, où le privilège autorisant la publication est en permanence menacé de révocation, le jeu des renvois permet de contourner la censure. Nombre d'articles dont le titre pourrait laisser penser qu'ils sont parmi les plus corrosifs, comme l'article "censure" justement, sont en réalité d'un ton très modéré, d'une teneur purement historique, tandis que d'autres, d'apparence plus anodine, recèlent les intentions les plus philosophiques et les critiques des autorités les plus acérées.
L'"Encyclopédie" de Diderot et d'Alembert n'était pas la première. Qu'est-ce qui fonde sa singularité ?
Il s'agit, au départ, de la simple traduction de la Cyclopaedia, d'Ephraïm Chambers, publiée en 1728 en Angleterre (où l'on trouve déjà le renvoi à l'eucharistie dans l'article sur les anthropophages). Mais le projet bascule ensuite. L'Encyclopédie française devient une production collective, celle d'une société de gens de lettres, dont l'ambition est d'exprimer la philosophie des Lumières et de couvrir tous les champs du savoir. Même si l'ouvrage suit un ordre alphabétique, le "Discours préliminaire" de d'Alembert organise ces connaissances de façon thématique, autour des trois grandes facultés de l'esprit humain : mémoire, raison et imagination. Ainsi se trouvent opérés des rapprochements inattendus, par exemple entre "religion" et "superstition", "théologie" et "divination", comme relevant de la même famille thématique. Cette approche rompt, aussi, avec un ordonnancement hiérarchique où la théologie était toujours première.
Dans quelle mesure ce manifeste des Lumières sape-t-il les valeurs de l'Ancien Régime ?
Beaucoup d'articles, au-delà de celui consacré à la "tolération", tournent autour de la notion de tolérance : on ne doit pas persécuter les individus pour leurs croyances. La répression exercée contre les protestants est ainsi condamnée. Il s'agit d'une idée très forte, dans une France où existent une seule religion, le catholicisme, et une seule autorité, la Faculté de théologie. Autre mise en cause de la doxa dominante : la critique des violences et de la soumission imposées aux peuples d'Afrique ou d'Amérique. Nous ne sommes pas dans les condamnations radicales du XXe siècle mais, tout de même, dans une interrogation de la conquête et de la colonisation. A l'égard du politique, l'ouvrage est plus prudent. Mais on y lit que "la fin de la souveraineté est la félicité du peuple", ce qui n'est pas précisément le langage de l'absolutisme.
Quelle a été l'influence de l'"Encyclopédie" ? Peut-on y voir les prémices de la Révolution française ?
Disons plutôt qu'elle a rendu possible ou plutôt pensable une rupture. Il n'y a rien de révolutionnaire, ou même de prérévolutionnaire dans l'Encyclopédie qui reste très éloignée de la virulence des libelles, pamphlets et autres satires autrement séditieux qui paraissent à la même époque. Mais elle contribue à instiller, diffuser, disséminer une manière de penser qui prend ses distances vis-à-vis des autorités, politique et plus encore religieuse. Tocqueville était frappé de la façon dont le régime monarchique s'était effondré en quelques semaines. Il y a fallu une adhésion au processus révolutionnaire, ou à tout le moins une acceptation. Les lecteurs de l'Encyclopédie n'étaient certes pas le peuple : comme l'a montré Robert Darnton, ils appartenaient à l'aristocratie éclairée, aux professions libérales, au monde des négociants, en somme aux milieux les plus traditionnels de l'Ancien Régime. Dans ces milieux, elle a, avec d'autres écrits, imposé des idées et des représentations collectives qui ont non pas causé, mais permis 1789.
Le rêve encyclopédique ne s'est-il pas brisé, depuis, sur le morcellement des savoirs ?
Le tournant est pris à la fin du XVIIIe siècle, avec l'Encyclopédie méthodique, du libraire-éditeur Panckoucke, qui refond celle de Diderot et d'Alembert en adoptant un agencement par domaines de savoir. Dès lors, la vivacité de provocation intellectuelle de l'ouvrage initial est perdue : elle tenait, pour partie, à son organisation "raisonnée", qui bousculait les classements anciens. C'en est fini de l'effort magnifique de Diderot et d'Alembert pour produire un livre des livres, une somme des connaissances où l'honnête homme pourrait circuler sans cloisonnement. Le morcellement des connaissances est sans doute le prix à payer pour leur approfondissement. L'érudition y gagne. Mais il conduit à l'antinomie des cultures, d'un côté scientifique, de l'autre littéraire, qui traverse les débats actuels sur les programmes scolaires.
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