La Nouvelle Héloïse
Rousseau, 1761
Julie, ou La Nouvelle Héloïse est le récit d'une
passion impossible entre Saint-Preux, un précepteur roturier, et son
élève Julie, fille du baron d'Etanges. Cristallisant toutes les
aspirations sentimentales de l'époque, ce roman, publié en 1761, eut un
retentissement considérable. Rousseau y dépeint une société harmonieuse
qui concilie pureté et passion absolue dans une nature bienfaisante. La
forme épistolaire choisie sert une vérité immédiate et subjective où le
souvenir réactualise les sentiments. Roman pré-révolutionnaire, La Nouvelle Héloïse prône l'abolition des classes par le sentiment amoureux.
«La Nouvelle Héloïse» invente une manière neuve de dire l’amour
L’«Héloïse» invente une manière neuve de dire l’amour
Le professeur Martin Rueff propose une lecture passionnée du roman de Rousseau
Julie, ou la Nouvelle Héloïse
Chez qui ? Amsterdam, Marc Michel Rey, 1761
«J’aimerais que nous soyons tous aussi actuels que Rousseau parce que, d’une certaine manière, nous sommes en retard sur sa pensée, sur les profondeurs politiques et esthétiques de sa pensée, sur les capacités de libération qu’elle renferme. Rousseau? Il est devant nous.»
Martin Rueff* est professeur de langue et littérature françaises du XVIIIe siècle à l’Université de Genève. Passionné par l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, il profite du tricentenaire pour relire avec ses étudiants et ses auditeurs plusieurs de ses grands textes: «Mon intention est simple. Les textes de Rousseau sont des chefs-d’œuvre de la littérature et de la pensée, plus on en parle et moins on les lit. Il faut tout simplement les lire lentement en essayant de faire attention à toutes les opérations qui s’y trouvent mises en jeu.»
Une nouvelle perception de l’amour
En ce moment, c’est Julie, ou la Nouvelle Héloïse, ces «lettres de deux amans, habitans d’une petite Ville au pied des Alpes» (titre d’origine), qui fait l’objet de sa relecture. «La qualité poétique de cette écriture est bouleversante. Quand on lit au plus réticent des publics quelques pages de La Nouvelle Héloïse , la réticence se défait progressivement et l’hostilité laisse place à l’enthousiasme.» Martin Rueff porte une attention vive et passionnée à ce roman paru en 1761, le seul qu’écrivit Rousseau, et qui connut un succès retentissant; un roman épistolaire – récit de l’amour fervent, contrarié mais durable de Julie, fille du baron d’Etanges, et de son précepteur Saint-Preux – qui, explique Martin Rueff, a modifié la perception même de l’amour: «Il a connu un succès extraordinaire qui ne s’est pas démenti. Ce triomphe a des aspects sombres et on évoque des suicides entraînés par la mort de Julie. Ce qui explique en partie son succès, c’est que Rousseau ne s’est pas contenté de rencontrer une sensibilité qui existait déjà, mais qu’il a inventé une nouvelle manière de sentir et de dire l’amour.»
«De sentir l’amour , continue Martin Rueff, parce que Rousseau montre comment aimer l’autre, c’est être habité par lui sur plusieurs modes – la hantise, le spectre, le fantôme, l’image, «l’opiniâtre image». De dire l’amour, car une conviction très profonde de Rousseau, qui se déploie dans toute son œuvre, c’est que les sentiments sont liés à l’expression. Dire le sentiment, dire la manière dont on vit les choses, c’est modifier leur statut, le type de présence qu’elles ont en nous.»
Et Martin Rueff d’expliquer: «On le mesurera bien en faisant attention au verbe «se déclarer». Quand un incendie se déclare, en un sens il était déjà là: il couvait et, tout à coup, il explose, il déflagre. Quand un amour se déclare, c’est pareil: il avait un régime d’existence avant la déclaration, il en a un tout autre après la déclaration. Le rapport entre vie sentimentale, vie pathétique et expression est donc décisif pour Rousseau. Un Rousseau contemporain ferait attention aux modes d’expression de l’amour rendus possibles par les nouvelles technologies: SMS, e-mails, etc. Ce n’est pas seulement qu’on se dit les choses autrement, c’est qu’on les vit différemment.»
Il y a donc un avant et un après La Nouvelle Héloïse dans l’histoire du roman et dans l’histoire du sentiment amoureux. Car, conclut Martin Rueff, «dans l’Héloïse, Rousseau invente une manière de dire les sentiments, de les faire exister publiquement, d’une manière neuve. Il «se déclare» et, «se déclarant», il permet au public de vivre sa propre vie sentimentale d’une manière originale.»
Une réponse au roman libertin
Avant La Nouvelle Héloïse , le roman, dans les années 1750, est dominé, rappelle Martin Rueff, par le roman libertin: «Crébillon publie son Sopha en 1742, Diderot Les Bijoux indiscrets en 1748, la même année que Thérèse philosophe de Boyer d’Argens. S’il est difficile de résumer d’une formule le projet du roman libertin, on peut hasarder que la vie affective s’y trouve subordonnée à la conquête sexuelle de l’autre. Le libertin se libère de l’amour. Le projet de Rousseau est autre: il s’agit de se libérer dans l’amour.»
Et là encore, Rousseau pose un jalon qui n’a pas fini de faire sens: «A confronter ces deux projets – celui du roman libertin et celui de l’ Héloïse –, on est en droit de se demander ce qu’est l’amour libre pour nous aujourd’hui. Rousseau veut faire un roman, dans lequel les sentiments se trouvent dans l’ordre de la nature: tomber amoureux, se heurter à des obstacles. La manière dont les individus se «subjectivent» dans ce roman est extraordinaire: ils deviennent eux-mêmes en répondant aux injonctions de la passion et en essayant (comme nous tous?) de faire correspondre ces réponses à des valeurs.»
Les sentiments dans le temps
La Nouvelle Héloïse est un texte ample, son édition de poche comporte deux volumes, chacun de plus de 500 pages. Cette ampleur lui donne le souffle nécessaire à un grand déploiement dans le temps: «La grande question de Julie, ou la Nouvelle Héloïse est l’amour dans le temps», précise d’ailleurs Martin Rueff. «On est frappé par la tonalité élégiaque, le lent lamento, le poème de la perte. L’amour fait passer le temps autrement: il ouvre une nouvelle temporalité qui est faite de fidélité à l’événement de la rencontre et qui se heurte au temps de la vie. Qu’est-ce que cela veut dire qu’aimer les gens à tout prix, quels que soient les obstacles, quelle que soit l’impossibilité? On est deux, on veut faire un, mais pour faire un, il faut être deux. La Nouvelle Héloïse montre comment on essaie de vivre cette impossibilité dans le temps. C’est un immense roman sur la vie affective comme ouverture au temps. Chateaubriand et Proust ont vu en Rousseau un maître qui travaillait sur l’existence temporelle des sentiments.»
Une passion pour Julie
Julie, l’héroïne du roman, incarne avec force ce combat de l’amour dans le temps: «Une des grandes phrases de Julie (dans la fameuse 18e lettre de la partie III) est: «Qu’étions-nous et que sommes-nous devenus?» C’est la formule même des amants confrontés à l’exigence de fidélité qui est le propre de toute véritable rencontre. Après son mariage avec Wolmar, Julie décide de céder à la raison, mais elle sait aussi que l’amour entre elle et Saint-Preux ne peut pas mourir, ne peut pas finir. Elle doit affronter cela. Quelle femme extraordinaire! A la différence des semi-habiles qui veulent voir en elle une menteuse, une manipulatrice, j’ai une passion pour Julie, cette femme qui a le courage de ses contradictions.»
Tout comme Rousseau lui-même? «Rousseau est au plus près de la vie affective et invente une langue pour dire cette proximité. L’unité de l’expression est la phrase, cette notion si difficile. En lisant Rousseau de près, on s’aperçoit qu’il épouse par sa syntaxe les mouvements mêmes de notre cœur, les ambiguïtés, les repentirs, mais aussi les contradictions. D’ailleurs, ce n’est pas Rousseau qui est contradictoire, mais la vie. Et la passion amoureuse n’est-elle pas une des passions les plus contradictoires qui soient?»
«Comment survivre à une situation qui ne cesse de nous mettre en contradiction avec nous-mêmes? s’interroge Martin Rueff. La question dépasse La Nouvelle Héloïse et se pose dans toute l’œuvre. Pour Rousseau, la question – et cette dimension n’est pas absente de Julie, ou la Nouvelle Héloïse – est politique. Ses deux amants s’aiment selon l’ordre de la nature: ils s’élancent l’un vers l’autre. Soulignons que l’ordre de la nature n’exclut pas la vie sexuelle – Rousseau n’est pas bigot. La contradiction va éclater à partir du moment où cet ordre de la nature, qui inclut la relation sexuelle, se heurte aux impératifs d’une société, du point de vue politique.»
Malgré les déchirements des amants, La Nouvelle Héloïse palpite de bonheur. «L’impression de bonheur qu’on ressent à la lecture de ce roman est liée à sa perfection formelle. Rousseau a raconté au livre IX des Confessions le bonheur qu’il avait éprouvé à écrire les deux premières parties.»
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