Cet ouvrage, riche d'une très belle iconographie, retrace la généalogie d'une figure sociale originale, que le grand médiéviste décide de nommer au risque de l'anachronisme : "intellectuel". Sur fond de révolution urbaine, se détache à partir du XIIe siècle un clerc inédit, à la fois penseur et enseignant, qui se fait "vendeur de mots". Le grand mouvement des traductions, qui fait remonter en Occident,par l'intermédiaire des Arabes, toute une série de textes antiques méconnus jusqu'alors, et l'essor des universités, ces "cathédrales du savoir", stimulent la pensée occidentale. Le XIIIe siècle devient le siècle de la maturité scolastique, avant que le type de l'universitaire médiéval ne décline au profit de l'intellectuel humaniste qui s'affirme contre lui durant les deux derniers siècles du Moyen Âge. Ce livre passionnant nous plonge ainsi au cœur de la pensée médiévale, dans une galerie de portraits finement analysés où l'on croise tour à tour Abélard, saint Bernard, saint Thomas, Ockham et tant d'autres.
Publiée en 1957, cette introduction à la sociologie historique nous expliquait pourquoi Abélard fut, au XIIe siècle, le premier intellectuel occidental.
LA THÈSE
Par un anachronisme voulu, et quelque peu provocateur (l'adjectif intellectualis signifie au Moyen Age « qui connaît intuitivement », et non rationnellement), emprunté à la sociologie, Jacques Le Goff attire l'attention sur « ceux qui font métier de penser et d'enseigner leur pensée ». Ces « intellectuels » naissent avec les villes, au XIIe siècle. Et pas avant : sous les Carolingiens, les manuscrits « ne sont pas considérés autrement que les vaisselles précieuses ». Paris en est le centre et Pierre Abélard est la première grande figure de l'intellectuel moderne. Placé au coeur du chantier urbain, l'intellectuel voit l'univers à l'image de celui-ci, vaste usine bourdonnante du bruit des métiers. « Les écoles sont des ateliers d'où s'exportent les idées, comme les marchandises. »
Le XIIIe siècle est l'âge de la maturité. Les universités qui regroupent ces travailleurs de la pensée affirment leur puissance contre les pouvoirs laïques et ecclésiastiques et ont le soutien des papes. Elle s'organisent, comme une corporation, posent leur méthode (la scolastique), ont leurs outils (les livres). Ces intellectuels se déchirent vite : les maîtres séculiers (salariés) s'opposent aux maîtres issus des ordres mendiants ; l'équilibre entre foi et raison, entre théorie et pratique, est difficile. Mais ils restent ambitieux : « Une franc-maçonnerie universitaire rêve de diriger la Chrétienté. »
La fin du Moyen Age voit la disparition de l'intellectuel au profit de l'humaniste. Il n'y a plus, avant des siècles en Occident, de travailleur intellectuel, à part les « obscurs enseignants des écoles communales ». Les universitaires renient leur héritage. Riches propriétaires, menant un train de vie noble, voire usuriers, ils tendent à se recruter héréditairement. Ils se précipitent vers les cours des princes. Les universités se multiplient, mais se nationalisent. La scolastique se sclérose. Retour se fait, avec les humanistes, vers la poésie et la mystique. Humanistes qui préfèrent la campagne à la ville, et refusent l'enseignement.
CE QU'IL EN RESTE
Dans sa préface de 1985, Jacques Le Goff a souligné lui-même les limites de son essai : le haut Moyen Age (Ve-Xe siècle) a été poussé à la caricature ; certains humanistes (comme Gerson) n'ont pas renié leur statut d'universitaire ; la scolastique a pu rester vivace (en Pologne). Mais ce livre pose les bases d'une véritable anthropologie des intellectuels médiévaux. Il déplace tout à la fois le regard des institutions vers les hommes, et des idées vers les structures sociales. Il ouvre à l'étude des pratiques intellectuelles et des mentalités propres aux universitaires. Il dresse par là un programme de recherche loin d'être rempli. De plus, n'oublions pas que ce livre offre des illustrations (dont une caricature de Mahomet, tirée d'une traduction du Coran) remarquablement choisies.
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